Traverser l'océan


Journal de Pilgrim : extraits
3 juillet 2007, 04h50 locale
Atterrissage à Hanavave, île de Fatu-Hiva, Archipel des Marquises .
Après 21 jours, 3200 milles environ depuis les Galapagos, si traverser n'est plus un exploit technique ni physique, c'est toujours un évènement dans une vie...

A quoi bon raconter une arrivée aux Marquises avec un voilier quand on n'est ni Melville, ni Heyerdal, ni London, encore moins Rimbaud,...

("c'est étrange chez les marins ce besoin de faire des phrases !")

...La nuit a été inconfortable.
Houle trois quart arrière, presque à sec depuis 12 heures pour ne pas arriver avant le jour.
Régime de grains.

Sa silhouette est haute . Elle sort brusquement d'un nuage avant l'aube .
On l'accueille avec un flot de paroles, on photographie, on filme, on téléphone...
Et puis, silence.

L'étrave s'insinue doucement entre les falaises de la baie des Vierges,
pointant du davier la forêt de cocotiers, la vallée, tout au fond, la cascade, invisible encore .

Tom a cinq ans et quatre mois, il sourit comme un adulte, les yeux perdus dans la montagne, il ne dit rien...


" Regarde, Maman, une chèvre ! "
Ouf ! c'est encore un enfant !
Comment décrit-on ces émotions ?
Pas de fierté . Pas de soulagement .
Une plénitude, intense, physique, à la fois pesante et euphorique;
la certitude qu'il n'y a pas un autre endroit au monde où l'on souhaiterait se trouver en cet instant .
L'impression de remplir l'espace, de le posséder aussi .
Et l'envie de faire durer çà...
De continuer à arriver, infiniment lentement.

Nous ne sommes pas fatigués . Tout s'est bien passé . On a même réussi à rencontrer en plein milieu de l'océan un bateau ami, parti peu avant nous;
Pas ordinaire : deux aiguilles dans mille bottes de foins, qui, après 3 jours de vacations bi-quotidiennes, d'empannages, de réductions, d'envois, ont réussi à croiser leurs routes...

On est arrivé.
Et ce n'est pas triste .
D'autres sont là, au mouillage, qu'on connaît pour la plupart, et des marquisiens sur le rivage .
Tous sourient. Tous respectent le silence, avec des regards qui en disent tant...
Plus tard on fera la fête, plus tard on se racontera.
Ou pas .
On dirait des baba-cools hallucinés à la sortie de Woodstock ; pour un peu tiens on serait prêt à adopter un petit jet-skieur !

Qu'est-ce qui nous sépare, à ce moment précis, les uns des autres ?
Les dimensions du bateau, ou de la pirogue, l'âge, la langue, la durée de la traversée, le boulot qu'on fait à terre,...
Un peu tout çà et d'autres choses .

Et qu'est-ce que çà pèse, cet inventaire dérisoire, face à ce qui nous rapproche, qu'on ne sait pas nommer, mais qui pourrait bien avoir à voir avec la liberté..?