Souvenir maritime d’un ancien soir d’été.


Par une chaude après-midi du mois d’Août de l’an 1969, ma jeunesse transpirait sur le manche de l’aviron de godille, qui, par ce calme plat, déhalait mon minuscule voilier depuis la pointe de Taillefer, où la brise m’avait abandonné, au port de Palais à Belle-Ile, où j’allais passer la nuit. J’étais très content d’avoir obtenu de convoyer ce petit « Corsaire » entre La Trinité et Concarneau, pour le compte d’un loueur de ce dernier port. L’accord, plus ou moins tacite, consistait à amener d’une base à l’autre le bateau gratuitement, mais en échange de ne pas trop se presser et de ne pas forcément faire route directe ; d’où ce crochet par Belle-Ile. ...

Souvenir maritime d’un ancien soir d’été.

souvenir maritime dun ancien soir dete

Par une chaude après-midi du mois d’Août de l’an 1969, ma jeunesse transpirait sur le manche de l’aviron de godille, qui, par ce calme plat, déhalait mon minuscule voilier depuis la pointe de Taillefer, où la brise m’avait abandonné, au port de Palais à Belle-Ile, où j’allais passer la nuit. J’étais très content d’avoir obtenu de convoyer ce petit « Corsaire » entre La Trinité et Concarneau, pour le compte d’un loueur de ce dernier port. L’accord, plus ou moins tacite, consistait à amener d’une base à l’autre le bateau gratuitement, mais en échange de ne pas trop se presser et de ne pas forcément faire route directe ; d’où ce crochet par Belle-Ile.
Les falaises pourtant hautes ne parvenaient pas à me protéger de la morsure du soleil qui l’était encore bien plus. Ah si j’avais eu un moteur auxiliaire ! C’était parfois le cas, mais je n’avais alors généralement pas de quoi me payer une quantité suffisante de la coûteuse essence ; où bien le moteur, maltraité par les locataires, refusait de démarrer. Cette fois-ci la question ne se posait pas…Enfin le musoir, comme une porte qui s’ouvre lentement sur l’intérieur de cet écrin qu’est le port, dominé par la citadelle. En ces temps que nous ne savions pas encore bénis, on mouillait par l’avant, sur une seule rangée et à distance convenable du voisin. Le jeu consistait ensuite à faire culer le bateau pour qu’il soit perpendiculaire à la jetée et à passer une amarre en double dans l’un des énormes maillons des chaînes que l’on avait laissé pendre à cet usage du haut de la digue. Ces chaînes constituaient alors l’unique service portuaire, et il était gratuit…
Une fois le bateau mis en ordre, il me restait à savourer l’atmosphère du lieu, assis béa dans mon cockpit, récupérant de l’effort. Mes mains rouges et gonflées posées sur mes cuisses paumes en l’air me donnaient le curieux sentiment de ne plus faire partie de moi ; mais j’étais content comme un jeune chien qui vient de courir, juste pour le plaisir de se sentir vivant. La vie du port allait son train dans la sérénité d’une belle fin d’après-midi, parfois à peine troublée par le mouvement d’un ferry-boat de la « Morbihannaise ». Le soleil allait tout à l’heure se cacher derrière la masse de l’île, et ce serait un soulagement. Bientôt je grimperai à la chaîne, je ferai le grand tour et j’irai savourer une bonne bière à la terrasse surélevée du café « Le rocher » où le maître des lieux semblait bien être « Saturnin », le goéland apprivoisé de la patronne.
C’est alors que le teuf-teuf familier d’un antique moteur BD1 attira mon attention sur l’entrée du port. Il propulsait lentement un voilier d’environ 9 mètres de long qui semblait sorti d’un album dessiné de mon enfance. Je l’admirais avec gourmandise. La coque, fortement échantillonnée, était celle d’un de ces voiliers du temps où en Bretagne on pêchait encore à la voile. Une étrave droite et fière montait jusqu’à la lisse, qui filait selon une jolie tonture vers un arrière en cul de poule, rasant l’eau. Le bouchain durement marqué donnait l’intuition d’une stabilité formidable. Les flancs verticaux d’un rouf discret n’avaient pas à chercher d’esthétique particulière, dissimulés qu’ils étaient derrière le généreux pavois. Une belle peinture « bleu-vierge-marie » ne parvenait pas à cacher les coutures de la coque dont le jeu était autrefois considéré normal. On devinait que la carène avait été récemment protégée avec du « black-coaltar »; ce n’était pas cher, assez efficace et sentait tellement bon.
Le gréement, dont on percevait d’emblée le soin qu’y apportait le patron, était celui d’un yawl aurique. Quand il portait, « tout d’ssus », il devait donner, étalé depuis le bout-dehors jusqu’à la queue de malet, une allure fantastique au navire. Ceci d’autant plus que le grand mât arborait, soigneusement saisie, la vergue traversière d’une fortune carrée. Cette voile – rare – devait être redoutablement efficace aux allures portantes. Elle contribuait en tout cas largement à l’insolite de l’apparition. Pour un peu on aurait senti la poudre le rhum et les épices et cherché du regard le pavillon noir à la corne.
Comme ce tableau d’un autre âge défilait sur mon avant, je remarquais combien la coque déplaçait peu d’eau malgré sa puissance. Je vis de profil le patron, attentif à sa barre franche; c’était un vieux monsieur aux abondants cheveux très blancs. Il était mince, noueux et tanné par le soleil. Un instant, je crus revoir Henry de Monfreid. Quelques années plus tôt j’avais eu la grande chance d’apercevoir l’aventurier légendaire. Très âgé, il menait une vie ascétique à bord du noir « Obock », le voilier sur lequel son fils Daniel tentait de mettre au point dans la rade de Toulon un nouveau gréement inspiré de la voile latine. La silhouette était la même mais l’âge ne collait pas. Comme je le compris plus tard, la ressemblance venait avant tout de ce supplément d’âme qui finit par transfigurer certains sages.
Pour l’heure, j’ouvrais des yeux ronds en voyant avec quelle aisance et rapidité cet homme qui aurait largement pu être mon grand-père mouillait une massive ancre à jas, filait la longueur de chaîne estimée nécessaire, puis sautait dans la petite annexe que remorquait son voilier. Un bout, dont l’extrémité était tenue entre les dents, suivait déjà depuis le bord. Il armait sans délai un aviron de godille et grimpait bientôt à l’abordage de l’une des fameuses chaînes du quai. A marée basse, lorsqu’on arrivait au pied de ces chaînes, le regard montait comme s’il découvrait un donjon médiéval à prendre. Pourtant il valait mieux passer au-dessus de la limite du marnage si on ne voulait pas risquer en appareillant de sentir l’aussière bloquée sous le niveau d’une marée plus haute.
Le coup de feu passé, il mit naturellement le yawl en ordre. Le geste redevenu paisible, il agissait manifestement en osmose avec le bateau, son vieux compagnon.
Le soleil plongeait enfin à demi derrière l’île. C’était l’heure où les ombres s’allongent dans une belle lumière dorée, où les reflets des gréements ondulent sur l’eau calmée qui fait danser des elfes de soleil sur les coques. Et on reste immobile, apaisé, tout à la fois dans l’harmonie universelle et en regret du jour qui part.
C’est alors que mon étonnant voisin se tourna vers moi et me lança d’une voix d’homme bien éduqué : « Vous prendrez bien un whisky pour saluer le coucher du soleil ? ».
Je restais un instant sans voix. Tout d’abord la générosité de l’invitation me surprenait. Mai 68 n’était passé que d’un an, j’étais jeune et beaucoup d’anciens tenaient encore les jeunes qu’ils ne connaissaient pas « à bout de gaffe ». Ensuite j’étais flatté que l’on me proposa de cet anglo-saxon breuvage. Il représentait encore dans l’imaginaire moyen un luxe chic et c’était assez rude pour un jeune gosier. On me considérait donc comme un adulte installé…Enfin, le vouvoiement me paraissait bien exceptionnel de la part d’un homme qui avait au moins deux générations d’avance sur moi sur la flèche du temps. Tout cela fit trois tours rapides dans mon esprit, sans avoir le temps de prendre forme dans des mots et déjà j’enjambais tout ému la vénérable lisse… Je pris pied sur le pont comme on entre dans une église…
L’homme avait la poignée de main ferme et calleuse, le regard clair, pénétrant et rieur. On sentait qu’il n’aurait pas été possible de mentir sous un tel regard. Mais il dégageait aussi tant de chaleur, de bonté, de compassion. La compassion est l’attitude d’esprit la plus juste, noble et élaborée que je connaisse à l’égard des êtres et des évènements de ce monde. Elle est observation aiguë, explication intuitive, compréhension qui n’emporte pas nécessairement l’excuse. Tout cela spontanément, intimement et immédiatement lié sans qu’un mot soit nécessaire ni utile. Elle se traduit par une lueur rare du regard ; celui-ci l’avait.
Il s’appelait Jean Fromentin, marin retraité de la marchande, son vieux yawl et lui parcouraient toute la bonne moitié de l’année, sans se lasser, ce jardin maritime qu’est la côte sud de Bretagne entre Loire et Odet. Parfois, plus jeunes, il poussaient jusqu’aux Sorlingues et même en Irlande.
L’homme lisait évidemment à livre ouvert dans mes vingt ans et ma démangeaison à visiter le bâtiment fut donc bientôt satisfaite.
Que dire de tous ces détails qui me ravissaient par leur intelligence, leur simplicité, leur efficacité et leur beauté ? Enfant, j’avais été nourri des histoires de mon père qui, pour échapper au Service du Travail Obligatoire de l’oncle Adolphe, eut le privilège de pêcher au chalut sur les dernières bisquines à voile de Cancale. Scout-marin, j’avais enfin été initié au monde de la mer sur des voiliers des plus rustiques dont bien des apparaux étaient plus lourds que moi. Fortuitement (mais sait-on quelle immanence nous guide la main?), j’avais acquis, lu et relu l’histoire de « Kurun autour du monde » de J.Y. Le Toumelin ; puis les autres… Sur le plan technique je retrouvais ce que j’avais utilisé ou je découvrais, ravi, ce dont mes lectures m’avaient informé. Mais ce qui me remplissait d’aise à mesure que nous l’arpentions, c’était avant tout de découvrir que ce voilier était vivant parce qu’aimé, habitant son patron autant que celui-ci l’habitait.
Car après mon jeune passé dans la « marine en bois », j’avais plongé avec passion dans la plaisance « moderne » des « sixties » : Corsaire, Mousquetaire, Muscadet et autres bouchains vifs de contreplaqué, luxe sanitaire des premiers voiliers en plastique, casseroles en alu encore expérimentales et sans vaigrage. Il me faudrait bien longtemps pour raconter tous ces bonheurs, mais je m’apercevais là qu’aucun ne m’avait véritablement et charnellement confirmé que l’on pouvait « habiter » un bateau.

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Du clan du bout dehors à celui de la queue de malet en passant par les pommes des mats, j’observais tout, il m’expliquait, et puis nous descendîmes. Un peu aveuglé par la lumière du couchant, ce qui me frappait d’abord c’était le délicat mélange des odeurs dans lequel je discernais chanvre, goudron végétal, pétrole lampant, huile de mécanique, charbon du poêle et une légère moisissure marine. Toutes ces odeurs me parlaient, je devinais leurs origines et je savais que chacune rendait possible ce miracle de vivre sur la mer. Dés lors cette odeur m’était plus délectable que tous les parfums élaborés.
Je remarquais ensuite combien ce bateau était profond. Il n’était alors pas question de « salon de pont » comme aujourd’hui. L’architecture navale de ce temps, comme l’architecture terrestre, considérait les ouvertures comme autant de failles par lesquelles les éléments extérieurs pouvaient agresser l’habitant. On descendait donc comme dans une cave par une forte échelle bardée de feuillards de cuivre antidérapants. Elle ne dissimulait qu’incidemment derrière elle le vénérable moteur dont le teuf-teuf caractéristique m’avait alerté tout à l’heure. Il s’agissait d’un de ces inusables moteurs Baudouin à un seul cylindre qui tournaient si lentement qu’on eut compté leurs tours à l’oreille…d’autant que leur échappement n’épargnait pas particulièrement l’ouïe de leurs desservants. Ils se lançaient avec une manivelle entraînant un formidable volant d’inertie. Au moteur, la cabine devait être inhabitable. J’étais bien à bord d’un pur voilier qui n’avait fait qu’une timide concession à l’auxiliaire modernisme pétaradant, pour un usage limité dans le temps et l’espace. L’extrémité arrière demeurait dans une pénombre qu’on devinait peuplée de glènes, de toiles et d’incertains accastillages.
Sur bâbord, à l’échelle, se tenait la cuisine dans toute sa simplicité. Je découvrais enfin de visu un réchaud « Primus » à pétrole dont les navigateurs célèbres disaient alors grand bien dans leurs livres. Tant pour la cuisine que pour le chauffage, il avait été nécessaire de traverser le rouf à sa verticale par une incongrue cheminée, constituée comme à terre d’un tuyau de poêle et d’un chapeau pointu.
En face, sur tribord, trônait la table à cartes dont on comprenait à quantité de petits signes qu’elle était le coeur noble du bateau.
Suivait un carré, douillet mais sans luxe tapageur, entourant une table où l’on aurait pu fêter une communion. Je fus invité à y prendre place. Tous les bois étaient massifs, chauds et sombres en leurs vernis.
Je n’explorais pas l’avant du navire, qui m’était dissimulé sur bâbord par une cloison faite de virures verticales bouvetées et peinte en clair. Le grand mat, qui traversait là le pont, lui servait d’appui ainsi qu’à un rideau qui, sur tribord, dissimulait une coursive et l’intimité d’un probablement spacieux poste avant.
Le whisky promis fut servi par mon hôte avec tout le respect qui lui était dû. Verres propres et véritables posés sur une toile cirée torchonnée de frais, la bouteille contenant l’ambré nectar fût sortie de sa cache, on pourrait dire de son tabernacle. Posé sur la table, le flacon s’empara un instant de la faible lumière tombant des hublots de bronze pour la faire éclater dans les petits prismes dont il était artistiquement entaillé. Quelques glouglous de bonne éducation soulignèrent le silence recueilli lors du versement du breuvage dans le verre. Je saluai de la main levée près de lui, comme si mon verre eut été une tête ; geste traditionnel incitant hypocritement celui qui sert à la modération.
Verres en mains, un toast fût porté à la mer, aux voiliers et à nous avant de nous paumoyer pour atteindre le confortable fond des banquettes de ce chaleureux carré.
La conversation ne tournait évidemment pas autour du prix de la viande de cheval sur le marché de Besançon…J’appris de cette voix posée comment le yawl tenait seul son cap pendant les manœuvres au large, combien la fortune carrée profitait à la vitesse au portant sans s’avérer difficile à manœuvrer, dans quel ordre et conditions on réduisait la toile, etc. J’aurais pu questionner ce marin exceptionnel pendant des jours sur mille détails, mais la politesse voulait à présent que je me retire. Par manière de mettre fin dans ce but à notre conversation maritime, j’évoquais la photographie en noir et blanc d’un petit cadre accroché à la cloison, pas loin d’un crucifix réglementairement gréé de son rameau desséché. Elle représentait une belle jeune fille en habit de danseuse classique et chaussons… Je sentis comme un poids tomber sur les épaules du vieil homme, quelque chose changea dans sa voix ; j’avais réveillé sans le vouloir une profonde blessure. Je ne sus jamais ce qu’elle était, juste qu’il s’agissait de sa fille, danseuse étoile. Etait-elle morte de maladie ou d’accident, disparue, s’étaient-ils fâchés définitivement ? Je me le suis demandé à chaque fois que le souvenir de cette belle fin de journée d’autrefois me revient. J’étais rentré ravi à mon bord et, bien fatigué, j’avais dormi du sommeil du juste, apaisé par des certitudes sur mon avenir marin. Mais elle ne m’avait alors pas paru si exceptionnelle cette agréable rencontre. Par quelle étrange tournure de l’âme humaine des évènements importants à chaud nous deviennent indifférents et incertains dans le souvenir alors qu’inversement des petits moments du quotidien comme celui-ci nous restent des perles rares, précieuses, intimes et incommunicables ? Est-ce parce qu’ils sont davantage constitués de silence que de paroles, d’exemples que de leçons, d’être plus que d’avoir ? Sur quelles vérités essentielles cet homme et son voilier m’avaient-ils sans le savoir entrebâillés la porte ? Juste parce qu’ils étaient ce qu’ils étaient et qu’ils étaient là un soir où l’effort initiatique que m’avait imposé la mer me rendait ouvert à l’indicible. Ces souvenirs là s’invitent souvent quand l’esprit n’est plus accaparé par de vagues besognes et se laisse flotter. Ils remontent alors, nous faire plaisir ou pleurer, sans prévenir, comme des bulles erratiques à la surface de la conscience.
J’ai souvent briqué les eaux du « jardin » de Bretagne sud. De loin en loin j’ai parfois revu l’inoubliable silhouette du yawl. J’ai partagé son mouillage une fois à Conleau, sans oser me faire reconnaître, peut être pour ne pas briser le charme. Et puis bien sur au fil des années je ne l’ai plus jamais revu ; le temps est passé, me voici presque au point de la course où se trouvait alors mon ami d’un soir et je suis parfois triste de ne pas habiter aux beaux jours un vieux yawl et la mer.



Charles Clinkemaillié
3 janvier 2006