Les ecrehous, une croisière en normandie


Récit d'une croisière en solitaire dans les Ecrehou en novembre 2007.




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les ecrehous une croisiere en normandie


[c]Une croisière en Normandie[/c]
[c]LES ECREHOU[/c]

[c](par Régis Lesage)[/c]

Les Écrehou. J’en avais rêvé depuis longtemps et si j’en rêve encore c’est bien parce que je suis Normand. Dans l’âme Normande est tapie quelque chose qui vient des temps anciens quand les Normanii vinrent s’installer en Neustrie à partir des années 820. On pense souvent qu’ils se fondirent dans la population locale ne laissant rien de leur culture et pourtant presque chaque nom de village provient de leur langue, le norrois. Et quand le marin parle, se doute t-il que ses mots sont pour la plupart venus avec les Vikings ? Ainsi : vague, ris, écoute, ralingue, hauban, hune, bordage, bâbord, tribord, étrave, étalinguer, bateau, houle, écume, équipier, skipper, esquif, cingler, tanguer, sombrer, dalot, et bien d’autre mots encore comme les points cardinaux et le varech. Oui, ces algues échouées sur les plages sont des vag-reki, littéralement : rejet de la vague. Ce mot donne wreck en anglais pour désigner une épave.

A partir tard de Carentan avec la marée, pour aller à St Marcouf y passer la nuit, faut pas traîner si on veut arriver avec assez de jour pour bien mouiller et surtout échapper au malaise qu’on ressent loin de tout quand le jour cède à la nuit et que la bascule est encore incertaine. S’ensuit, au pied de l’île du Large forteresse à la Vauban, une nuit de novembre interminable, ponctuée par le clignotement des bouées et du feu sur l’île. Une nuit à imaginer, dans les longs moments sans sommeil, le moine Marcouf en prière dans son ermitage, probablement sur l’île de terre. C’était à l’aube du VIème siècle au début du règne de Childebert, fils de Clovis.
Le jour suivant, le plafond bas, l’eau noire, le vent froid et le kaï-kaï des goélands qui tournoient au-dessus de la tour casematée comme des oiseaux de mauvais augure ne participent pas vraiment de chasser ce sentiment de solitude poisseuse qui colle à mon âme.
Petit déjeuner copieux, chauffage dans la cabine et lecture parviendront quand même à chasser les humeurs lourdes jusqu’à la renverse du courant.

Après-midi, début du jusant.
Grand voile à hisser.
Cliquetis du guindeau qui remonte trente mètres de chaîne. Le pied dans la baille à mouillage à étaler du talon les chaînons qui s’entassent.
L’ancre au davier, je cours à la barre, déroule le génois et le borde.
Jaoul quitte l’endroit.
Le pilote, cap au 350°. Nordet force trois.
Bon plein.
Au loin la côte défile. St Vaast-la-Hougue. Tatihou.
St Vaast, compagnon de Clovis. Encore un saint qui avec tous les autres disent le besoin de vénérer des gens de cette époque reculée.
Et Tatihou ? C’est deux siècles plus tard. Les Normands.
Puis Barfleur. Bär fjordi, le fjord de l’Ours.
Gatteville, le phare puissant.
La nuit de nouveau.
Un peu encore sur ce cap dans la nuit noire, puis abattre progressivement vers l’ouest.
Cherbourg, la lueur sur la ville.
Puis le jusant décroît et s'arrête.
Le flot s'installe.
Dans le nez.
Six heures à naviguer pour rien. Et même deux heures à faire marche arrière quand la vitesse du courant contraire dépasse celle du bateau. De toute façon quoiqu’on fasse, on ne peut franchir raz de Barfleur et raz Blanchard sur une seule marée.
Le flot encore.
Puis tout s'inverse enfin.
L’usine atomique, son scintillement, sa lueur dans le ciel.
On recommence à faire route. Quatre nœuds, sept nœuds.
La Hague par le travers.
Puis l'aspiration du Raz Blanchard.
Si puissante qu’on voit d’un coup, sur Aurigny, le feu de la pointe Quenard qu’on avait à l’ouvert sur bâbord, se mettre à courir se réfugier entre les tubes du balcon avant.
Provisoirement.
Au milieu du raz, virement lof pour lof.
La baume passe brusquement.
Jaoul bâbord amure.
Plein sud.

On vient d’un coup de changer d’endroit.
Même atmosphère pourtant : nuit froide, plafond bas toujours avec un peu de brume, humidité. Mais ce qui était du trajet, de la peine pour parvenir jusqu’ici, tout vient de s’effacer malgré les milles à courir encore et la nuit qui ne va pas s’en aller dans l’heure.
Sentiment d’avoir tourné une page, d’être devant une autre, vierge, pleine de promesses, et de parvenir au vrai but du voyage.
Franchir un cap n’est pas seulement une expression imagée.

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Jaoul file dix noeuds sur le fond.
Chuintement calme de l’eau qui court avec nous.
Tangage irrégulier à peine perceptible.
Je suis allongé sur un banc du cockpit, enfoui dans ma veste de quart, des coussins sous moi, ma salopette, ma casquette fourrée d’aviateur, mes moufles de ski ; je somnole et j’ai froid.
Je me lève, vais à l’avant et reviens, descends à la table à carte, fais le point.
Flamanville par le travers.
Puis Sercq, la pointe Robert.
La nuit semble blanchir un peu. Je défais le scratch qui me serre le poignet et retrousse ma manche. A ma montre, sept heures. C’est encore tôt.
Pour sortir de la moiteur froide et ankylosante, je danse d’un pied sur l’autre et claque des mains
La couleur du pont s’éclaircit doucement.
Le jour enfin.
Blafard, mais le jour !
Je quitte mes vêtements de mer trempés au-dedans, descends me faire un café.
Des tartines, du beurre du miel.
Les mains contre le bol.
La chaleur du bol pour chasser ce qu’il me reste de la nuit.
Comme c’est bon !
Porté par le jusant, Jaoul se glisse entre France et Angleterre.
Je devrais ressentir du tiraillement à cause du conflit ancestral. Ben non. Rien du tout. De la joie plutôt !
Joie d’être dans ce paysage que je ne distingue pas vraiment sauf les feux de la côte et ceux des îles et l’eau qui court sous Jaoul, la même que celle qui courrait hier soir. Et pourtant, quelque chose a changé.
Comme à chaque fois que je viens par ici, entre les îles Anglo-Normandes et le Cotentin.
Comme si la poussière des siècles soudain tombait. Je m’apprête à voir apparaître une esnèque (snekkar en norrois ; mot qu’on employait avant le XlXème siècle pour dire un drakkar), voire plusieurs langskip parcourir ce lieu de vie et d’échange qu’il devait être au temps de la Normandie ducale avant que Guillaume Plantagenêt ne monte sur le trône d’Angleterre.
Voici le cap de Carteret, puis le plateau des trois Grunes avec sa cardinale ouest. Des « grunes » ça ne manque pas par ici. De Chausey aux Minquiers, des Écrehou à Guernesey, c’est comme ça qu’on dit un haut fond, un sol (grund, ground en Anglais) sur lequel il y aura fatalement des sker, des brisants par mauvais temps. Sker devenu ecr avec le temps accolé à hou, une altération de holm (comme dans Stockholm ou le Houlme près de Rouen) qui veut dire « îlot », désignera les Écrehou, îlots à brisants.

Nord-est force trois. Jaoul glisse doucement grand largue le long d’un incroyable semis de cailloux qu’il faut dépasser loin au sud-est jusqu'à la bouée sud du banc de l’Écrevière avant de revenir au nord-ouest prendre l’alignement d’entrée.
Le plateau des Écrehou enfin.
A la bouée, je ferle les voiles mets le moteur en route et reprends la barre. L’Écrevière, cardinale sud, se dandine légèrement en faisant sonner sa grosse cloche. Une invitation à entrer dans une église de nulle part, sans paroissien, sans noce ni baptême.
L’endroit semble désert.
Tenir le cap au 333° et tenter de discerner sur l’îlot Marmotière, le voyant noir et y mettre le mât blanc au milieu. L'alignement d'entrée.
Le problème, c’est que le mât blanc, au loin, on ne le distingue pas. Par contre, une grosse marque blanche sur le rocher se voit bien. Trop bien. A caler juste au dessous de la marque noire, ce n’est pas très précis.
Forcément, à quatre ou cinq milles de distance, on ne peut pas bien distinguer.
Bon, faut y aller doucement !
J’aurais pu raccourcir la route de deux milles, mais j’ai préféré assurer en allant virer la bouée. Trop peur de passer sur le Dentu.
La dérive arrière est remontée, la dérive centrale à moitié. Quand on arrive dans un lieu dont les fonds peuvent remonter d’un coup, j’aime mieux garder de quoi me dégager au cas ou l’on toucherait.
Le vent est faible le courant aussi, une heure environ avant la pleine mer. Je n’aime vraiment pas arriver dans un coin mal pavé aux environs de la pleine mer à cause du risque d’échouement. Mais bon ! si ça devait arriver, en coefficient croissant ce serait moindre mal.

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Jaoul glisse le long de Maître Ile, l’îlot le plus grand : de l’herbe et une seule maison dessus. Plus loin, l’îlot Marmotière. En suivant l’alignement on arrive à son pied. Un rocher et de toutes petites maisons juchées en grappe dessus. Trois bouées de mouillages, occupées par des bateaux de Port Bail ou de Carteret.
Puis, entre Maître Ile et Marmotière, une entrée et un espace pour mouiller sur du sable. Une bouée marquée « States of Jersey », j’y amarre Jaoul.

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L’endroit est surprenant. Non pas parce que c’est un semis de cailloux mais parce que des gens sont allés bâtir des maisons dessus. Il y en a une qui coiffe un rocher pointu.
Cela ressemble à une blague, à une provocation d’artiste, une exposition à visiter faite pour ne durer que quelques jours. Parce qu’on imagine mal comment ces constructions peuvent résister aux tempêtes d’hiver. Et pourtant, elles ne sont pas là d’hier.

L’annexe à l’eau et hop ! Un petit tour pour explorer.

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Entre Marmotière et l’île Blanche, un isthme, un cordon de galets granités beiges. Les galets viennent jusqu’aux maisons. On dirait qu’elles sont posées sur la plage.
Marmotière. Des rues de la largeur d’une personne et des gouttières à hauteur d’épaule. Aucun habitant. Des maisons de pêcheurs, habitées l’été par les gens de Jersey.
Habitat temporaire donc, sauf pour Alphonse Legastelois. Victime d’une erreur judiciaire à Jersey, il s’exile ici. Il y restera quatorze années, étudiant le vieux droit normand pour tenter, contre la couronne britannique, de devenir le roi des Écrehou.
C’était dans les années 70.
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Le lieu est envoûtant. On s’attend à rencontrer un farfadet, un troll au détour d’une ruelle ou au coin d’une maison, qui montre un visage de caricature et s’enfuit en ricanant. Village de poupée ou de conte, où l’on se prend à rêver le temps d’une escale, oui, mais rêver quatorze années durant dans cet endroit où il n’y a rien, enfin rien d’humain et surtout rien qui ne puisse permettre de subsister longtemps sans une assistance venue de l’extérieur, il faut avoir une sacrée force de caractère.

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Longue nuit de Novembre, interminable.
Ce matin grand soleil et ciel bleu.
Grand soleil ambré d’automne sans grande puissance, à sa lumière les couleurs s’avivent
Dehors, marée basse dans le lagon bleu entouré de découpes foncées avec Jersey en trait large plus estompé au fond.
Jaoul pose.
Envie de nager dans cette beauté.
Tout nu dans l’eau glacée. Les pieds dans un sable blanc grossier qui roule.
Pas longtemps et remonter à bord.
Un dessalage rapide et vite le chauffage pour récupérer les calories perdues. C’est pas la Polynésie ici, il n’y a aucun palmier, ni aucun autre arbre d’ailleurs !

Le bain donne faim. Une platée de nouilles pour se refaire puis retourner sur Marmotière et l’Ile blanche pour s’étonner et se ravir les yeux, faire le plein de couleurs et d’émotions à emporter.
Le soir tombe vite. Plus aucun bateau, les bouées sont libres.
Demain, je pars avec le flot. Ici, il n’y aura pas assez d’eau pour pouvoir partir tôt. Je vais donc mouiller sur une bouée dans le chenal d’arrivée au pied de Marmotière, là il y a du fond.
Ce soir, le sentiment de solitude n’est pas seulement du à un manque affectif. Le désert devient épais et palpable. Je ressens physiquement la puissance de la mer et l’inhospitalité du lieu.
Je me couche serein et m'endors avec la certitude de passer une bonne nuit. Plus tard dans la nuit, je suis réveillé. Le bateau bouge comme en navigation. A mi-marée de jusant, ça tire fort. Dressé sur ma couchette je tends l’oreille inquiet. Je gicle dehors, en pyjama (une veste sur le dos). Nuit sans lune, on n’y voit rien. Rien qu'un amas de cailloux derrière, silhouette sombre, qui semble plus proche, plus menaçant que ce que j’ai vu hier soir. Le loch marque trois noeuds et demi.
Bon Dieu, si l'amarre pète je vais à dame !
Mon imagination fait des siennes. Je vois mon joli bateau tossant sur les rochers, et moi, impuissant, ne voyant goutte dans l'obscurité. Peut-être pieds nus dans l'eau glacée parmi les algues attendant, transi, le jour qui ne pointera que dans cinq ou six heures.
Il est deux ou trois heures du matin et même après avoir triplé l'amarre pour me rassurer, je sais qu'il me sera impossible de me rendormir. Pourtant je me rendors. Je dors parce que le courant a décru, le bruit de furie s'est calmé. Finalement la mer n'est pas si méchante que ça.
On est pas loin de l'étale de basse mer et Jaoul est à présent au creux des rochers, sans vent, sans guère d'eau sous la coque, juste ce qu'il faut. Il est sept heures, la nuit se fait plus claire.
Le temps du petit déjeuner.
Faut pas tarder. Dans une heure je largue tout.
Chausey ce soir.

La journée qui vient est belle. La mer est belle, le soleil est là quand Jaoul quitte l'alignement au sortir des Écrehou.
Force trois d'est. On glisse tranquillement sur l'eau au vent de travers, la voile lisse le vent, Jaoul satisfait affiche cinq noeuds. Les frayeurs de la nuit sont dans le sillage. Un couple de marsouins croise devant.
« T'es là et t'es bien. N'est-ce pas ça que t'es venu chercher? »
La Normandie ducale, les Vikings. Encore une petite pour la route. Le mot marsouin vient du norrois mar swin, littéralement : cochon de mer.

- Novembre 2007 - Régis Lesage sur Jaoul, côtre à deux dérives de 1981


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PS : Sur les bateaux Viking, le gouvernail était fait d’un aviron qui se tenait sur le côté droit du navire. Ce côté se nommait steer bordi, le bord du gouvernail et le côté opposé bak bordi, le bord auquel on montre son dos quand on tient la barre. Si steer bordi donna tribord en Français et starboard en Anglais, bak bordi devint bâbord seulement en français. Les Anglais disent port parce que, le long du quai d’un port, on ne pouvait accoster que du coté opposé à celui du gouvernail.