Effacé en quelques secondes ... Le 15 janvier 2004, vers 10 h 30, l’Eridan et le Bugaled Breizh, deux chalutiers de Loctudy, pêchent ensemble au large du Cap Lizard, en Cornouaille anglaise. Un hélicoptère gris vient les survoler.
Excusez-nous, ça a coupé ! On n’en saura pas plus, car l’enregistreur de communications du Cross Cap Gris Nez tombe brusquement "en panne" jusqu’au soir.
Crève ! Deux corps sans vie sont bientôt repêchés, sans leur gilet de sauvetage, preuve de la brutalité du drame.
L’œil du poissonLe lendemain 16 janvier, à l’heure du déjeuner, Robert Bouguéon, Président du Comité des Pêches du Guilvinec, reçoit un appel du Ministère. La voix se veut rassurante : "le Rubis, le sous-marin français le plus proche était à 70 miles nautiques du lieu du naufrage", donc hors de cause. La Marine prend les devants et joue la transparence. Le Préfet Maritime de Brest déclare officiellement "qu’aucun sous-marin n’est responsable du naufrage du Bugaled Breizh". Elle se montre attentionnée et s’empresse de mettre des moyens spécialisés au service de la Justice, notamment un PAP, un Poisson Auto Propulsé, robot capable de descendre à 80 m sous l’eau pour filmer l’épave.
Hou le voyou !Et bientôt le ministre Dominique Bussereau désigne le coupable, un "cargo voyou", le Seattle Trader qui bat pavillon philippin. "On a engagé depuis l’assassinat des marins du Bugaled Breizh une véritable traque mondiale et on est en bout de course". Les familles sont exaspérées. Une manifestation se forme devant le Tribunal de Quimper. Un marin-pêcheur, Maxime Goascoz, très affecté par la disparition de ses copains restés au fond, hurle sa colère et conclut : "on se moque du monde marin !".
L’épave parle, c’était pas prévu !De ce cercueil d’acier on extrait un corps. Les deux derniers membres de l’équipage resteront définitivement introuvables. Mais une grosse surprise attend les observateurs : la coque porte bien des marques d’enfoncements, mais des deux côtés, comme si elle avait été prise en sandwich, heurtée par deux navires à la fois. Le Procureur Esch fait son mea culpa : "je ne serai plus aussi catégorique et aussi affirmatif qu’au départ…" Le Procureur Esch, peu expérimenté en matière maritime mais consciencieux, se rend compte qu’il a joué les apprentis sorciers. Le renflouement de l’épave a ouvert la boite de Pandore et son flot de révélations dérangeantes. En décidant le renflouement de l’épave, par souci louable de faire surgir la vérité, il a involontairement mis à jour le leurre, la manœuvre de diversion montée autour du Seattle Trader ! Fin du premier épisode.
Paris-Match ça fait tacheThierry Lemétayer, fils du mécanicien disparu, se souvient alors que lors du visionnage du film pris par le robot, on ne lui avait montré que le côté tribord de l’épave. Si le poisson-caméra avait fait le tour, il n’aurait pas manqué de s’étonner que le même enfoncement apparaissait aussi à bâbord. Évidemment ces observations auraient pu faire capoter la belle entreprise de manipulation.
Le pacha a la mémoire qui flancheLe spectre du sous-marin naufrageur prend ampleur et consistance, si bien que les experts avancent prudemment le concept de "force exogène" ! Pourtant dans l’enquête, le Commandant du Dolfjin prétendra avoir navigué en surface toute la matinée, ne pas se souvenir d’avoir rencontré le Silver Dawn et conversé avec son patron. Les Coast Guards britanniques eux-mêmes sont étonnés. C’est la première fois qu’ils voient un sous-marin participer à un sauvetage. Pour eux, il a quelque chose à se reprocher.
Un sous-marin ? Circulez, y a rien à voir !Côté français officiellement, pas question de sous-marin. Le sujet est tabou et même jugé farfelu. Véronique Véber, grand reporter pour FR3, enquête au Ministère de la Marine. Un sous-marin peut-il vraiment couler un bateau de pêche ? demande-t-elle. "Je n’ai pas d’exemple particulier de ce genre d’événement, mais on ne peut pas l’exclure…il n’y a pas d’événement récent imputable à un sous-marin" lui répond l’officier. Un seul accident en 20 ans, avec uniquement des dégâts matériels et pas de sous-marin nucléaire concerné, voilà la version de la Marine.
Deux journalistes dans la guerre du jeudiLaurent Richard et Sébastien Turay, eux-aussi grands reporters pour FR3 vont enquêter en Angleterre. Les journalistes demandent alors l’aide du député local Andrew George qui, se posant en défenseur des pêcheurs anglais, est déjà intervenu au Parlement. Il leur propose de présenter à la Chambre des Communes les questions qui les intéressent. Deux semaines plus tard les réponses tombent. Elles seront même publiées au Journal Officiel britannique. La Royal Navy reconnaît avoir fait voler ce jour-là 12 hélicoptères sur zone, dont 7 équipés des sonars du même type que celui vu par Serge Cossec et son équipage. Mais la révélation la plus importante, la voici : un submersible a subi des dommages le 15 janvier dans la zone du Cap Lizard (celle du naufrage) et a dû le lendemain revenir à Devonport pour réparer. Son nom : le HMS Turbulent.
Crochemol et pincemoi sont dans un bateauPendant ce temps l’enquête officielle française se tient soigneusement à l’écart de ces nouveaux rebondissements. IFREMER, l'Institut Français de Recherche pour l'Exploitation de la Mer, a refait spontanément les études, y compris des simulations dans ses bassins et définitivement coulé la thèse de la croche molle.
Talking is dangerous. Trop parler nuitEn avril 2007 Pascal Bodéré, envoyé spécial du Télégramme, traverse lui aussi la Manche. Le député Andrew George lui fait part des pressions subies par les pêcheurs pour qu’ils ne se montrent pas trop bavards. La preuve de la réalité de ces menaces se confirme très vite, la semaine qui suit la publication – pourtant en France - du reportage sur Elizabeth Stevenson, principal armateur du port de Newlyn et Présidente de la Fédération Nationale des pêches. Elle lui avait dit sa conviction et celle de tous ses compatriotes qu’un sous-marin était responsable de l’accident. Elle avait peu apprécié le "back off" (dégagez, occupez-vous de vos affaires) opposé à ses questions sur le naufrage du Bugaled Breizh. Elizabeth Stevenson se voit infliger une amende record pour non respect d’un point de la réglementation ! De quoi calmer les velléités…
Des juges indocilesEn France, la procureure Mme Kayanakis qui avait admis à contrecœur l’implication d’une "force exogène sous-marine", rejette la piste du Dolfjin et du Turbulent. Les familles sont scandalisées. En avril 2008, elle va plus loin sous la pression de l’exécutif et impose la thèse de "l’accident de pêche". Mais en août les juges Foltzer et Corre contredisent courageusement cette position et concluent à la responsabilité "hautement probable" d’un SNA, sous-marin nucléaire d’attaque. En novembre 2009, l’affaire se joue devant la Cour d’Appel de Rennes qui doit statuer sur la demande de non-lieu exigée au sommet de l’État par Michèle Alliot-Marie. Comble de malchance pour les familles des victimes, MAM a sévi tout au long de l’affaire pendant près de 8 ans où elle a été successivement Ministre de la Défense, de l’Intérieur, de la Justice, des Affaires étrangères… Bien qu’elle ait solennellement promis qu’elle fournirait toutes les pièces utiles à l’enquête, elle n’a transmis aux juges que des documents sans valeur et hors sujet. Que pouvait-on espérer ? N’a-t-elle pas prouvé lors de la révolution tunisienne, qu’elle était capable de mentir effrontément, alors même que les preuves de ses compromissions lui étaient apportées ? La Cour d’Appel ordonne finalement la poursuite de l’enquête et c’est le soulagement pour les familles. Fin du deuxième épisode.
De quoi sont les pieds ?Elle nomme en outre le Contre-Amiral Salles expert, avec pour mission saugrenue d’examiner s’il y avait le 15 janvier 2004 "un événement ou une circonstance objective justifiant la présence en Manche d’un ou plusieurs SNA". On comprend la question que si on connaît déjà la réponse. C’est un peu comme dans l’histoire du caporal qui interroge un soldat. – de quoi sont les pieds ? Le soldat reste coi. Le caporal tout fier donne la réponse, droit sortie du Manuel du Fantassin : "les pieds sont l’objet de soins intensifs de la part du soldat". Six mois plus tard, comme il fallait s’y attendre, eurêka, la boule de cristal a trouvé ! Bien sûr qu’un événement se préparait en cette mi-janvier 2004 ! Un convoi de déchets nucléaires était en partance de Cherbourg à destination du Japon. Voilà pour le scoop ! Maintenant faut pas sortir de Navale pour deviner qu’un sous-marin américain s’était planqué au fond de la Manche et que tout absorbé à espionner, il s’était emmêlé dans les câbles du chalutier ! Et hop que les familles aillent frapper aux portes du Pentagone, ça les occupera moment. L’amiral Mérer, maintenant à la retraite, trouve quand même la fable un peu grosse et le dit devant les caméras de Tébéo : "Imaginer que ça peut être fait par un sous-marin qui n’aurait aucun moyen de protéger le bateau attaqué par des pirates ou des terroristes… c’est pas comme ça, je peux vous le dire, qu’on protège un transport nucléaire." En 2011 la piste est pratiquement oubliée, d’autant que les langues commencent à se délier.
Cache-cache sous l’eau"Le Marin", revue des professionnels de la mer, se fondant sur une source anonyme proche des militaires, révèle qu’un sous-marin britannique serait responsable du naufrage. On reparle du Turbulent, d’autant que celui qui le commandait en 2004, vient de planter sur les côtes écossaises le plus récent sous-marin à propulsion nucléaire britannique, le HMS Astute. Il s’appelle Andy Coles, surnomméstumpy, le maladroit. Thierry Lemétayer, le fils du mécanicien du Bugaled Breizh, a alors l’idée de consulter Navy News, le site officiel de la Royal Navy. A la rubrique Turbulent, il a la confirmation que Andy Coles a bien pris le commandement du Turbulent dès janvier 2004. Mais son taux d’adrénaline atteint la cote d’alerte quand il lit que sa mission était de "s’infiltrer parmi les autres bateaux au large de la Cornouaille, sans révéler sa présence" et qu’il a subi une avarie qu’il a dû faire réparer à Gibraltar, sans autre précision. Selon l’hypothèse avancée par les journalistes Laurent Richard et Sébastien Turay, le Turbulent et le Dolfjin se seraient livrés à une sorte de course-poursuite dans le cadre de la Thursday war et le Turbulent aurait accroché un ou deux câbles du Bugaled Breizh. Il semble en effet que le voisinage des chalutiers soit intéressant pour les sous-marins en manœuvre. Les chalutiers en pêche font beaucoup de bruit par leur moteur, leurs treuils et leur chalut raclant le fond. C’est un abri sonore idéal pour se cacher d’un poursuivant doté des moyens de détection acoustique les plus sophistiqués. Turbulent le bien nommé La présence du Turbulent sur zone est difficile à nier. Certes les autorités britanniques affirment qu’il était à quai à Devonport le 15 janvier, mais un document déclassifié OTAN l’indique comme devant participer à la manœuvre ASWEX prévue. Le 15 d’ailleurs, il émet un message en mer. La date serait erronée, c’est le 18 qu’il faut lire ! Pour preuve le même message est réédité le 18 ! C’est se moquer du monde, car il est évident que date, heure et position du navire sont générées automatiquement sans intervention humaine. C’est une question de sécurité, on ne peut pas laisser à un opérateur le risque de se tromper sur ces données élémentaires mais essentielles. En ce qui concerne l’escale pour réparation à Devonport le 16, les justifications données sont encore plus fantaisistes. Le Cdt Coles dans son audition prétend qu’il aurait accroché le câble d’une ancre flottante alors qu’il était en manœuvre juste au sud du brise-lames de Plymouth. C’est peu crédible, car on ne fait pas une telle manœuvre dangereuse pour les autres bateaux à une si courte distance de la côte. De plus, une ancre flottante est destinée à ralentir un bateau à la cape (dans une mer formée), elle est toujours placée devant, face au vent, jamais derrière. Elle ne peut donc – sauf fausse manœuvre – accrocher le gouvernail. Mr Ingram, secrétaire d’État, donne une autre version : il parle d’un sonar tracté. Même argument : c’est en pleine mer que l’on fait ce genre d’essais, pas dans un chenal ! Le Turbulent a donc bien navigué en mer les jours précédant le 16 janvier. À noter que les livres de bord du Turbulent comme du Dolfjin, documents officiels faisant foi devant la justice, se sont trouvés "égarés". Les juges de Nantes où l’affaire a été "dépaysée" demandent officiellement en juillet 2012 que ce point soit enfin éclairci. Interroger le Cdt du Turbulent Ces nouveaux indices sont jugés suffisamment concordants pour convaincre Thierry Lemétayer de demander la mise en examen d’Andy Coles. Il le fait avec d’autant plus de détermination qu’il sait que Andy Coles a fait des aveux à quelqu’un qu’il connaît, mais qui pour l’instant veut garder l’anonymat. Me Tricaud, son avocat, réitère en même temps sa demande d’analyse du titane relevé sur les câbles du chalut. Le titane est un matériau utilisé dans la construction des sous-marins, donc une signature, une sorte d’ADN. Les mois ont passé et ce point qui aurait dû être facilement élucidé ne l’est toujours pas.
Mauvais coup pour les enfants de Bretagne ! Bugaled Breizh veut dire en breton "enfants de Bretagne". Les enfants de Bretagne ne se sentent pas toujours soutenus, notamment par leurs élus, bien que trois ministres de la mer soient issus de leurs rangs. Dernier avatar dans cette pénible affaire, le 30 mars 2012, le Conseil Régional de Bretagne refuse d’exiger la levée du secret-Défense, demandée par les Verts et l’Union Démocratique de Bretagne.
Quel dénouement ? L’affaire sortira tôt ou tard. Quelqu’un finira par parler, pense-t-on. Mais comme le fait remarquer Me Tricaud, "En France comme en Grande Bretagne, l’aveu n’est plus la reine des preuves" et le faisceau d’indices et présomptions dans cette affaire est tel qu’on peut s’en passer. "il serait temps" – précise-t-il – "qu’on traite ce dossier comme un dossier normal… qu’on ne reçoive pas les suspects au garde à vous, avec un cognac et un cigare". Au contraire, c’est en organisant des confrontations entre des témoins qui tiennent des propos contradictoires, qu’on aura des chances de parvenir à la vérité. L’affaire du Bugaled Breizh représente un tel déni démocratique, une telle injustice criante et monstrueuse qu’elle ne peut en rester là. Voilà bientôt neuf ans que le drame s’est produit, mais personne ne l’a oublié, comme le démontrent les séances où le film "the silent killer" est projeté, réunissant un public ému et révolté. Selon un membre de la Commission européenne des pêches, interrogé récemment, seule la pression de l’opinion publique fera aboutir la cause. Nul doute en tout cas que si le dossier n’a pas déjà été classé, c’est à la ténacité des familles, au courage des juges et à l’action des médias qu’on le doit. Après le naufrage du bateau, nous voulons de toutes nos forces empêcher celui de l’affaire et puisque de l’aveu même du ministre, il s’agit d’un "assassinat", mettre ses auteurs hors d’état de nuire.
Jacques Losay Jacques.losay@sfr.fr www.boitapicsel.com
17/11/2012 contrenaufr
|