Le bugaled breizh pour les nuls


 

Effacé en quelques secondes ...

Le 15 janvier 2004, vers 10 h 30, l’Eridan et le Bugaled Breizh, deux chalutiers de Loctudy, pêchent ensemble au large du Cap Lizard, en Cornouaille anglaise. Un hélicoptère gris vient les survoler.
En fin de matinée, alors que les deux bateaux se sont éloignés, Serge Cossec à la barre de l’Eridan reçoit un appel angoissé d’Yves Gloaguen, patron du Bugaled Breizh : "viens vite, je chavire".
Il a à peine le temps de lui demander et de noter sa position que la VHF grésille et s’étouffe. Il s’est écoulé moins d’une minute.
Le silence est définitif. Il est 12 h 25 et la météo est "maniable" comme disent les marins..
L’Éridan fait vite route vers le lieu du naufrage, mais une tache de gas-oil, quelques débris et matériels de pêche sont les seuls témoins du drame. Aucun survivant visible.
Un hélico gris – est-ce le même ? – est en vol stationnaire.
Serge Cossec appelle le Cross du Cap Gris Nez, l’organisme qui, depuis le  Pas de Calais, contrôle tout le trafic de la Manche.
Il lui est répondu que l’appareil vient sans doute de la Base de sauvetage de Falmouth prévenue par la balise du Bugaled Breizh, qui a commencé à émettre dès qu’elle s’est décrochée sous la pression de l’eau. Problème : on apprendra plus tard qu’à ce moment de l’échange radio, les hélicoptères des sauveteurs n’avaient pas encore décollé de la Base !

 

Excusez-nous, ça a coupé !

On n’en saura pas plus, car l’enregistreur de communications du Cross Cap Gris Nez tombe brusquement "en panne" jusqu’au soir.
Quelqu’un a "malencontreusement" actionné l’interrupteur au tableau électrique.
Troublant : ce genre d’incident, doublé d’un effacement de cassette s’était déjà produit dix ans auparavant lors du naufrage de la Jonque sur lequel le Canard Enchaîné avait enquêté et relevé des anomalies embarrassantes.
Reconnaître la présence d’un hélicoptère militaire viendrait conforter la thèse d’une manœuvre en cours. D’autant que Serge Cossec a noté qu’il portait une grosse boule noire que Charles Hattersley, expert britannique et ancien sous-marinier, a identifié comme étant un sonar pour détecter les sous-marins.

 

Crève !

Deux corps sans vie sont bientôt repêchés, sans leur gilet de sauvetage, preuve de la brutalité du drame.
Un pneumatique rouge est retrouvé à proximité. A priori, il n’appartient pas au Bugaled Breizh dont les deux zodiacs sont de couleur orange.
Scène insolite : un plongeur anglais, descendu d’un hélicoptère, s’empresse de le crever à coups de poignard. Il fallait le faire disparaître, expliquera le chef de la station de Falmouth, pour éviter qu’en le retrouvant on déclenche de nouvelles alertes.
Michel Douce, l’armateur du Bugaled Breizh doute de la pertinence de cette réponse : "il y avait suffisamment de bateaux sur zone qui auraient pu le récupérer, ça n’a pas de sens".
Un canot de sauvetage provenant d'un naufrage, n'est-ce pourtant pas une preuve à conserver à fins d'analyses ? Etrange.
Quelque temps après, l’Hermine, autre chalutier français arrivé sur les lieux, repêche un canot – orange cette fois – marqué "Bugaled Breizh".
Plusieurs bateaux participent maintenant aux recherches : l’Éridan, le Silver Dawn, chalutier anglais… et présence inhabituelle, un sous-marin hollandais le Dolfjin, et pour les sauveteurs anglais, c'est une première et ils trouvent cela suspect !
En fin de journée hélas, il n’y a plus d’espoir de retrouver les trois hommes manquants.

 

L’œil du poisson

Le lendemain 16 janvier, à l’heure du déjeuner, Robert Bouguéon, Président du Comité des Pêches du Guilvinec, reçoit un appel du Ministère. La voix se veut rassurante : "le Rubis, le sous-marin français le plus proche était à 70 miles nautiques du lieu du naufrage", donc hors de cause.
Cette déclaration inattendue le laisse encore perplexe aujourd’hui. Voulait-on contrer la rumeur qui commençait à se répandre, résumée par la phrase de Serge Cossec : "…si maintenant on chavire des bateaux de 24 mètres, avec une mer de force 4 à 5, il est grand temps qu’on s’inquiète !".
Pour les professionnels en effet, le Bugaled Breizh, chalutier en acier bien construit et en bon état, ne pouvait avoir coulé aussi brusquement qu’entraîné au fond par un sous-marin..

La Marine prend les devants et joue la transparence. Le Préfet Maritime de Brest déclare officiellement "qu’aucun sous-marin n’est responsable du naufrage du Bugaled Breizh".
Une manœuvre est toutefois bien programmée : l’ASWEX-04 (Anti Sub­marine War­fare EXercise 04 – exercice de guerre anti-sous-marine 04), mais pour commencer le 16, le lendemain du naufrage.

Elle se montre attentionnée et s’empresse de mettre des moyens spécialisés au service de la Justice, notamment un PAP, un Poisson Auto Propulsé, robot capable de descendre à 80 m sous l’eau pour filmer l’épave.
Michel Douce, l’armateur et les familles sont ensuite invitées à visionner le film. Des photos "exclusives" paraissent dans Paris-Match montrant un trou noir au-dessus de la ligne de flottaison.
C’est le scoop : "le Bugaled Breizh a été éperonné, voici la preuve" !
Le Procureur Esch, qui ignore tout du monde maritime – est-ce un hasard si on l’a chargé de ce dossier complexe ? – réunit la Presse et les familles pour communiquer les conclusions du BEA-mer, le très officiel Bureau Enquêtes Accidents : "il s’agit d’une collision avec un très gros navire, genre porte-conteneurs, animé d’une très grande vitesse".

 

Hou le voyou !

Et bientôt le ministre Dominique Bussereau désigne le coupable, un "cargo voyou", le Seattle Trader qui bat pavillon philippin. "On a engagé depuis l’assassinat des marins du Bugaled Breizh une véritable traque mondiale et on est en bout de course".
Mais étrangement, le bateau abordeur prend deux mois pour terminer son périple sans être rejoint. C’est finalement dans son port de destination en Chine que des prélèvements de peinture sont effectués.
Mais les analyses prendront encore 3 mois. Au total 5 mois de perdus pendant lesquels des preuves ont disparu ou se sont détériorées sous l’effet du séjour en eau de mer, les témoins se sont dispersés…

Les familles sont exaspérées. Une manifestation se forme devant le Tribunal de Quimper. Un marin-pêcheur, Maxime Goascoz, très affecté par la disparition de ses copains restés au fond, hurle sa colère et conclut : "on se moque du monde marin !".
Françoise Jolivet, la sœur du Capitaine, supplie : "Mes­sieurs les juges, nous avons le droit de nous reposer, autorisez le renflouement ".
Le Procureur Esch cède, le Bugaled Breizh est sorti de l’eau et ramené à Brest.

 

L’épave parle, c’était pas prévu !

De ce cercueil d’acier on extrait un corps. Les deux derniers membres de l’équipage resteront définitivement introuvables.
Première surprise : un canot de sauvetage est récupéré, c’est le deuxième que contenait le Bugaled Breizh. Question : d’où venait le canot rouge crevé par le plongeur anglais ?
Michel D’Hondt, expert maritime proche des familles, mais non reconnu par la Justice, émet une hypothèse : l’hélicoptère mystère a sans doute assisté au naufrage et largué un pneumatique au secours d’éventuels survivants. On peut encore penser que le canot a été mis à l’eau par le sous-marin Dolfjin avant l’arrivée des sauveteurs.
Gênant : cela prouverait, contrairement aux déclarations officielles, qu’une manœuvre était en cours. Les autorités vont alors prétendre que le pneumatique récupéré par l’Hermine était celui crevé par le plongeur anglais. Merlin l’enchanteur est passé par là : il a changé le rouge en orange, regonflé les boudins et tracé les lettrages Bugaled Breizh !
Mais les témoignages des pêcheurs, direz-vous ? Ils ont peu de poids devant les discours des militaires ! Pire, on laisse entendre que les pêcheurs sont rarement sobres et peu fiables lorsqu’il s’agit de distinguer les formes et les couleurs en mer !

Mais une grosse surprise attend les observateurs : la coque porte bien des marques d’enfoncements, mais des deux côtés, comme si elle avait été prise en sandwich, heurtée par deux navires à la fois. Le Procureur Esch fait son mea culpa : "je ne serai plus aussi catégorique et aussi affirmatif qu’au départ…"
La clé de l’énigme ? Michel D’Hondt qu’on n’autorise pas à approcher l’épave, donne néanmoins son explication. Pour lui la cale à poissons, hermétiquement fermée, s’est écrasée sous la pression de l’eau à la profondeur de 80 m, comme une simple bouteille plastique.
Les experts officiels constatent aussi que l’une des "funes", ces câbles qui tractent le chalut, est plus déroulée que l’autre de 140 mètres et que les panneaux en acier de près d’une tonne qui maintiennent le chalut ouvert ont permuté leur position.
Enfin des marques de "raguage" (détérioration par frottement) sont visibles sur les funes entre 40 et 60 mètres du fond et des traces de titane sont décelées. Michel Douce, l’armateur, qui connaît bien son bateau pour l’avoir commandé avant de passer la main pour raison médicales, est particulièrement intrigué par toutes ces anomalies.

Le Procureur Esch, peu expérimenté en matière maritime mais consciencieux, se rend compte qu’il a joué les apprentis sorciers. Le renflouement de l’épave a ouvert la boite de Pandore et son flot de révélations dérangeantes.  
Avec le recul, on peut se demander pourquoi cette lourde affaire du Bugaled Breizh lui a été confiée, à lui le spécialiste de l’enfance maltraitée qui ignorait tout du monde maritime. Très significative est sa réaction lorsque Bertrand Le Floc’h, frère d’un des marins disparus, insiste pour que le bateau soit remis à flot en dépit du coût élevé de l’opération :
- et si j’ai un meurtre de petite fille dans la région, qui va payer les analyses d’ADN ?
Sans doute espérait-on que son inexpérience en ferait un auxiliaire peu enclin à sortir des pistes officielles soigneusement balisé.
Lorsque le journaliste Sébastien Turay le rencontrera plus tard et lui posera la question :
- N'avez vous pas eu l’impression d’être manipulé par les militaires ? 
Il lui répondra :   
- Pour moi ils étaient pleins de bonne volonté et n’étaient pas suspects. Maintenant avec le recul, j’ai cette impression.
- Vous avez été un bouc émissaire ?
- Oui je le pense. C’est une affaire qui m’empêche de dormir, aujourd’hui encore.

 En décidant le renflouement de l’épave, par souci louable de faire surgir la vérité, il a involontairement mis à jour le leurre, la manœuvre de diversion montée autour du Seattle Trader !
Cette "bourde" lui vaut d’être muté à Macon.

Fin du premier épisode.

 

Paris-Match ça fait tache

Thierry Lemétayer, fils du mécanicien disparu, se souvient alors que lors du visionnage du film pris par le robot, on ne lui avait montré que le côté tribord de l’épave. Si le poisson-caméra avait fait le tour, il n’aurait pas manqué de s’étonner que le même enfoncement apparaissait aussi à bâbord. Évidemment ces observations auraient pu faire capoter la belle entreprise de manipulation.
Il conserve précieusement le numéro de Paris-Match avec ses gros titres "Le Bugaled Breizh a été éperonné… La Preuve". Voilà pour le choc des mots. Pour le choc des images : une photo montre une tache noire au dessus de la ligne de flottaison, preuve de la collision avec un navire de surface.
Mais nouveau prodige de Merlin l’Enchanteur : sur l’épave ramenée à terre la tache a disparu ! Paris-Match a-t-il truqué ces images ? On peut penser plutôt qu’elles lui ont été livrées en l’état sous couvert de fuites savamment organisées.
Thierry Lemétayer devra attendre huit ans avant de re-visionner la cassette et avoir confirmation qu’il avait été abusé.

 

Le pacha a la mémoire qui flanche

Le spectre du sous-marin naufrageur prend ampleur et consistance, si bien que les experts avancent prudemment le concept de "force exogène" !
On parle d’un corps remorqué flottant entre deux eaux… Pourquoi pas le poulpe géant du capitaine Némo ? Pour écarter d’emblée tout soupçon, les Marines française, anglaise, néerlandaise avaient fourni une carte des positions de leurs navires le jour du naufrage.
Mais détail curieux, pas à l’heure précise du naufrage, mais 28 minutes plus tard ! Trois navires sont signalés, dont le plus proche, le Dolfjin, est à 11 miles. Avec cette marge, qui peut affirmer qu’il était au contact du Bugaled Breizh 28 minutes plus tôt.
Pourtant le patron du chalutier anglais Silver Dawn est formel. Peu après le naufrage, il a vu apparaître brusquement un écho sur son écran radar et bientôt le Dolfjin était en vue. Une conversation s’est même engagée :
- écartez-vous de ma route de 100 m, ordonne le Cdt du sous-marin
- impossible, je vais sur un SOS au secours d’un bateau en perdition
- OK, nous aussi

Pourtant dans l’enquête, le Commandant du Dolfjin prétendra avoir navigué en surface toute la matinée, ne pas se souvenir d’avoir rencontré le Silver Dawn et con­versé avec son patron. Les Coast Guards britanniques eux-mêmes sont étonnés. C’est la première fois qu’ils voient un sous-marin participer à un sauvetage. Pour eux, il a quelque chose à se reprocher.
Serge Cossec et son équipage ont aussi vu le Doffjin. Ils ont également clairement identifié un hélicoptère qu’ils ont – on s’en souvient – aussitôt signalé au Cross.

 

Un sous-marin ? Circulez, y a rien à voir !

Côté français officiellement, pas question de sous-marin. Le sujet est tabou et même jugé farfelu. Véronique Véber, grand reporter pour FR3, enquête au Ministère de la Marine. Un sous-marin peut-il vraiment couler un bateau de pêche ? demande-t-elle. "Je n’ai pas d’exemple particulier de ce genre d’événement, mais on ne peut pas l’exclure…il n’y a pas d’événement récent imputable à un sous-marin" lui répond l’officier.
- récent ou pas récent ?
- ça peut arriver… je n’ai pas de statistique précise sur le nombre d’accidents qui ont pu se produire…on est remonté sur les 20 dernières années, on a recensé un accident il y a 20 ans.

Un seul accident en 20 ans, avec uniquement des dégâts matériels et pas de sous-marin nucléaire concerné, voilà la version de la Marine.
Problème, elle s’est procuré un document confidentiel du Ministère de la Défense qui montre qu’au moins 4 accidents ont eu lieu ces 20 dernières années, dont deux avec des sous-marins nucléaires.
En tout depuis 1971, la marine française reconnaît avoir eu 11 accidents avec des bateaux de pêche sans perte humaine. L’amiral Nourry, aujourd’hui à la retraite, reconnaît qu’il a été plusieurs fois été "pêché" par des sous-marins : « il arrive quand on quitte Lorient… qu’on traverse des zones où les chalutiers sont en pêche. On les évite, mais on ne sait pas ce qu’il traînent derrière et il arrive qu’on se fasse prendre dans les funes. Ça m’est arrivé 2 fois. On a entendu un grand bruit et on n’a pas réalisé que c’était un chalutier qui nous avait pêché si on peut dire… Mais ça nous a pas ému outre mesure. Par contre quand on est rentré à Lorient, alors là on a vu les dégâts! ».
Côté anglais et surtout irlandais, c’est une véritable hécatombe ! La Celtic League sur l’île de Man en a fait le recensement méticuleux : des centaines d’accidents dont l’emblématique Sheralga coulé par le HMS Purpoise qui n’a pas fait surface, mais qui a été dénoncé par une photo prise par un amateur montrant les deux bateaux ensemble peu de temps avant le naufrage ! Les doigts dans le pot de confiture, la Navy a dû reconnaître et indemniser.

 

Deux journalistes dans la guerre du jeudi

Laurent Richard et Sébastien Turay, eux-aussi grands reporters pour FR3 vont enquêter en Angleterre.
Ils rencontrent le chef de la Station de sauvetage de Falmouth, Simon Rabett. Celui-ci se montre d’abord désolé : son service ne conserve pas d’archives au-delà d’un an. Il n’a donc aucune trace de cette journée du 15 Janvier 2004. Mais stupéfaction, un jeune opérateur se manifeste et montre son écran : lui a retrouvé l’historique de cette fameuse journée que le caméraman s’empresse de filmer. Ce jour-là avait lieu une manœuvre engageant plusieurs bâtiments dans une zone désignée A1, A3, B1, B2…
Simon Rabett refuse d’en dire plus. "that’s enough !", mais les codes sont facilement décryptés et révèlent que la zone d’exercice se trouve être celle où pêchait le Bugaled Breizh. On apprendra plus tard l’exercice s’appelle la "Thursday war", la guerre du jeudi, qui comme son nom l’indique a lieu tous les jeudis, ce que tout le monde était censé savoir comme le prétend aujourd’hui l’Amiral Mérer, ex Préfet de la Manche et de la Mer du Nord !

Les journalistes demandent alors l’aide du député local Andrew George qui, se posant en défenseur des pêcheurs anglais, est déjà intervenu au Parlement. Il leur propose de présenter à la Chambre des Communes les questions qui les intéressent. Deux semaines plus tard les réponses tombent. Elles seront même publiées au Journal Officiel britannique. La Royal Navy reconnaît avoir fait voler ce jour-là 12 hélicoptères sur zone, dont 7 équipés des sonars du même type que celui vu par Serge Cossec et son équipage. Mais la révélation la plus importante, la voici : un submersible a subi des dommages le 15 janvier dans la zone du Cap Lizard (celle du naufrage) et a dû le lendemain revenir à Devonport pour réparer. Son nom : le HMS Turbulent.

 

Crochemol et pincemoi sont dans un bateau                        

Pendant ce temps l’enquête officielle française se tient soigneusement à l’écart de ces nouveaux rebondissements.
En novembre 2006 les familles sont convoquées au Tribunal de Quimper pour prendre connaissance du rapport du BEA-mer, ce même organisme qui avait lancé les enquêteurs sur la fausse piste du Seattle Trader. Cette fois le BEA-mer s’est surpassé : il vient d’inventer le concept de "croche molle".
Selon lui le Bugaled Breizh a coulé parce que son chalut a croché le sable du fond ! Sur les quais de tous les ports de pêche de France et de Grande Bretagne les professionnels s’esclaffent, mais surtout s’indignent. Devant ce "mensonge d’États", une marche de protestation réunit à Quimper 800 participants. Une "croche" ça existe, ça peut toujours se produire, mais il faut que le chalut rencontre un obstacle dur, une roche, une épave… Or les fonds où le Bugaled Breizh a coulé sont parfaitement plats et lisses.
D’ailleurs, les experts qui avaient visionné le film de l’épave avaient consigné dans leur rapport qu’ils n’avaient décelé "aucun indice de croche". De toute façon si un chalutier est victime d’une croche, son patron sait ce qu’il faut faire, débrayer les treuils, laisse filer, ralentir l’allure.
La parade doit être rapide, mais l’équipage a le temps de réagir. On imagine mal enfin le sable animé soudain de cette fameuse "force exogène" qui a entraîné le bateau au fond. Si crochemol tombe à l’eau, qu’est-ce qui reste ? Pince-moi, que je me réveille…

IFREMER, l'Institut Français de Recherche pour l'Exploitation de la Mer, a refait spontanément les études, y compris des simulations dans ses bassins et définitivement coulé la thèse de la croche molle.

 

Talking is dangerous. Trop parler nuit

En avril 2007 Pascal Bodéré, envoyé spécial du Télégramme, traverse lui aussi la Manche. Le député Andrew George lui fait part des pressions subies par les pêcheurs pour qu’ils ne se montrent pas trop bavards. La preuve de la réalité de ces menaces se confirme très vite, la semaine qui suit la publication – pourtant en France - du reportage sur Elizabeth Stevenson, principal armateur du port de Newlyn et Présidente de la Fédération Nationale des pêches. Elle lui avait dit sa conviction et celle de tous ses compatriotes qu’un sous-marin était responsable de l’accident. Elle avait peu apprécié le "back off" (dégagez, occupez-vous de vos affaires) opposé à ses questions sur le naufrage du Bugaled Breizh. Elizabeth Stevenson se voit infliger une amende record pour non respect d’un point de la réglementation ! De quoi cal­mer les velléités…

 

Des juges indociles

En France, la procureure Mme Kayanakis qui avait admis à contrecœur  l’implication d’une "force exogène sous-marine", rejette la piste du Dolfjin et du Turbulent. Les familles sont scandalisées. En avril 2008, elle va plus loin sous la pression de l’exécutif et impose la thèse de "l’accident de pêche". Mais en août les juges Foltzer et Corre contredisent courageusement cette position et concluent à la responsabilité "hautement probable" d’un SNA, sous-marin nucléaire d’attaque. En novembre 2009, l’affaire se joue devant la Cour d’Appel de Rennes qui doit statuer sur la demande de non-lieu exigée au sommet de l’État par Michèle Alliot-Marie. Comble de malchance pour les familles des victimes, MAM a sévi tout au long de l’affaire pendant près de 8 ans où elle a été successivement Ministre de la Défense, de l’Intérieur, de la Justice, des Affaires étrangères… Bien qu’elle ait solennellement promis qu’elle fournirait toutes les pièces utiles à l’enquête, elle n’a transmis aux juges que des documents sans valeur et hors sujet. Que pouvait-on espérer ? N’a-t-elle pas prouvé lors de la révolution tunisienne, qu’elle était capable de mentir effrontément, alors même que les preuves de ses compromissions lui étaient apportées ?

La Cour d’Appel ordonne finalement la poursuite de l’enquête et c’est le soulagement pour les familles.

Fin du deuxième épisode.

 

De quoi sont les pieds ?

Elle nomme en outre le Contre-Amiral Salles expert, avec pour mission saugrenue d’examiner s’il y avait le 15 janvier 2004 "un événement ou une circonstance objective justifiant la présence en Manche d’un ou plusieurs SNA". On comprend la question que si on connaît déjà la réponse. C’est un peu comme dans l’histoire du caporal qui interroge un soldat. – de quoi sont les pieds ? Le soldat reste coi. Le caporal tout fier donne la réponse, droit sortie du Manuel du Fantassin : "les pieds sont l’objet de soins intensifs de la part du soldat".

Six mois plus tard, comme il fallait s’y attendre, eurêka, la boule de cristal a trouvé ! Bien sûr qu’un événement se préparait en cette mi-janvier 2004 ! Un convoi de déchets nucléaires était en partance de Cherbourg à destination du Japon. Voilà pour le scoop ! Maintenant faut pas sortir de Navale pour deviner qu’un sous-marin américain s’était planqué au fond de la Manche et que tout absorbé à espionner, il s’était emmêlé dans les câbles du chalutier ! Et hop que les familles aillent frapper aux portes du Pentagone, ça les occupera moment. L’amiral Mérer, maintenant à la retraite, trouve quand même la fable un peu grosse et le dit devant les caméras de Tébéo : "Imaginer que ça peut être fait par un sous-marin qui n’aurait aucun moyen de protéger le bateau attaqué par des pirates ou des terroristes… c’est pas comme ça, je peux vous le dire, qu’on protège un transport nucléaire." En 2011 la piste est pratiquement oubliée, d’autant que les langues commencent à se délier.

 

Cache-cache sous l’eau

"Le Marin", revue des professionnels de la mer, se fondant sur une source anonyme proche des militaires, révèle qu’un sous-marin britannique serait responsable du naufrage. On reparle du Turbulent, d’autant que celui qui le commandait en 2004, vient de planter sur les côtes écossaises le plus récent sous-marin à propulsion nucléaire britannique, le HMS Astute. Il s’appelle Andy Coles, surnomméstumpy, le maladroit. Thierry Lemétayer, le fils du mécanicien du Bugaled Breizh, a alors l’idée de consulter Navy News, le site officiel de la Royal Navy. A la rubrique Turbulent, il a la confirmation que Andy Coles a bien pris le commandement du Turbulent dès janvier 2004. Mais son taux d’adrénaline atteint la cote d’alerte quand il lit que sa mission était de "s’infiltrer parmi les autres bateaux au large de la Cornouaille, sans révéler sa présence" et qu’il a subi une avarie qu’il a dû faire réparer à Gibraltar, sans autre précision.

Selon l’hypothèse avancée par les journalistes Laurent Richard et Sébastien Turay, le Turbulent et le Dolfjin se seraient livrés à une sorte de course-poursuite dans le cadre de la Thursday war et le Turbulent aurait accroché un ou deux câbles du Bugaled Breizh. Il semble en effet que le voisinage des chalutiers soit intéressant pour les sous-marins en manœuvre. Les chalutiers en pêche font beaucoup de bruit par leur moteur, leurs treuils et leur chalut raclant le fond. C’est un abri sonore idéal pour se cacher d’un poursuivant doté des moyens de détection acoustique les plus sophistiqués.

 Turbulent le bien nommé     

        La présence du Turbulent sur zone est difficile à nier. Certes les autorités britanniques affirment qu’il était à quai à Devonport le 15 janvier, mais un document déclassifié OTAN l’indique comme devant participer à la manœuvre ASWEX prévue. Le 15 d’ailleurs, il émet un message en mer. La date serait erronée, c’est le 18 qu’il faut lire ! Pour preuve le même message est réédité le 18 ! C’est se moquer du monde, car il est évident que date, heure et position du navire sont générées automatiquement sans intervention humaine. C’est une question de sécurité, on ne peut pas laisser à un opérateur le risque de se tromper sur ces données élémentaires mais essentielles. En ce qui concerne l’escale pour réparation à Devonport le 16, les justifications données sont encore plus fantaisistes. Le Cdt Coles dans son audition prétend qu’il aurait accroché le câble d’une ancre flottante alors qu’il était en manœuvre juste au sud du brise-lames de Plymouth. C’est peu crédible, car on ne fait pas une telle manœuvre dangereuse pour les autres bateaux à une si courte distance de la côte. De plus, une ancre flottante est destinée à ralentir un bateau à la cape (dans une mer formée), elle est toujours placée devant, face au vent, jamais derrière. Elle ne peut donc – sauf fausse manœuvre – accrocher le gouvernail. Mr Ingram, secrétaire d’État, donne une autre version : il parle d’un sonar tracté. Même argument : c’est en pleine mer que l’on fait ce genre d’essais, pas dans un chenal ! Le Turbulent a donc bien navigué en mer les jours précédant le 16 janvier. À noter que les livres de bord du Turbulent comme du Dolfjin, documents officiels faisant foi devant la justice, se sont trouvés "égarés". Les juges de Nantes où l’affaire a été "dépaysée" demandent officiellement en juillet 2012 que ce point soit enfin éclairci.

 Interroger le Cdt du Turbulent

Ces nouveaux indices sont jugés suffisamment concordants pour convaincre Thierry Lemétayer de demander la mise en examen d’Andy Coles. Il le fait avec d’autant plus de détermination qu’il sait que Andy Coles a fait des aveux à quelqu’un qu’il connaît, mais qui pour l’instant veut garder l’anonymat. Me Tricaud, son avocat, réitère en même temps sa demande d’analyse du titane relevé sur les câbles du chalut. Le titane est un matériau utilisé dans la construction des sous-marins, donc une signature, une sorte d’ADN. Les mois ont passé et ce point qui aurait dû être facilement élucidé ne l’est toujours pas.

 

            Mauvais coup pour les enfants de Bretagne !

            Bugaled Breizh veut dire en breton "enfants de Bretagne". Les enfants de Bretagne ne se sentent pas toujours soutenus, notamment par leurs élus, bien que trois ministres de la mer soient issus de leurs rangs. Dernier avatar dans cette pénible affaire, le 30 mars 2012, le Conseil Régional de Bretagne refuse d’exiger la levée du secret-Défense, demandée par les Verts et l’Union Démocratique de Bretagne.

 

            Quel dénouement ?

            L’affaire sortira tôt ou tard. Quelqu’un finira par parler, pense-t-on. Mais comme le fait remarquer Me Tricaud, "En France comme en Grande Bretagne, l’aveu n’est plus la reine des preuves" et le faisceau d’indices et présomptions dans cette affaire est tel qu’on peut s’en passer. "il serait temps" – précise-t-il – "qu’on traite ce dossier comme un dossier nor­mal… qu’on ne reçoive pas les suspects au garde à vous, avec un cognac et un cigare". Au contraire, c’est en organisant des confrontations entre des témoins qui tiennent des propos contradictoires, qu’on aura des chances de parvenir à la vérité.

L’affaire du Bugaled Breizh représente un tel déni démocratique, une telle injustice criante et monstrueuse qu’elle ne peut en rester là. Voilà bientôt neuf ans que le drame s’est produit, mais personne ne l’a oublié, comme le démontrent les séances où le film "the silent killer" est projeté, réunissant un public ému et révolté.

            Selon un membre de la Commission européenne des pêches, interrogé récemment, seule la pression de l’opinion publique fera aboutir la cause. Nul doute en tout cas que si le dossier n’a pas déjà été classé, c’est à la ténacité des familles, au courage des juges et à l’action des médias qu’on le doit.

            Après le naufrage du bateau, nous voulons de toutes nos forces empêcher celui de l’affaire et puisque de l’aveu même du ministre, il s’agit d’un "assassinat", mettre ses auteurs hors d’état de nuire.

 

 

Jacques Losay  Jacques.losay@sfr.fr   www.boitapicsel.com

 

17/11/2012  contrenaufr