La pêche au thon à la voile


Comme chaque année, j’ai réuni une poignée d’amis à la recherche du thon Germon.

Cinq septembre 2006, c’est un mardi, beau temps belle mer, Horus met le cap sur les acores, longeant la côte de Groix pour aller saluer la chapelle de Quelhuit, clin d’œil à la tradition.

la peche au thon a la voileNous sommes 4 à bord ; Marc Maussion, président de l’association des Amis du Biche, Pascal Orvoen fils de Gérard, bien connu sur le quai des pêcheurs à Groix, Yann Aufret de Damgan, et moi-même, plaisancier invétéré. Excepté pour Yann, c’est notre troisième « campagne », et je viens de passer deux jours à peaufiner le gréement, fort des enseignements précédents.





Préparation des lignes

Sur Horus qui n’a rien d’un dundée, l’installation des tangons de pêche demande quelques ajustements pour qu’on puisse les utiliser sans gêner les manœuvres ou la conduite du bateau.

Naviguer avec deux perches de huit mètres de long portant chacune trois lignes de 10 à 25 brasses ne pose aucun problème par mer calme, c’est lorsque le vent et la mer se renforcent que les difficultés se révèlent. Au minimum, les tangons doivent pouvoir être relevés et maintenus perpendiculaires au bateau en action de pêche. On affale le tangon au vent pour obtenir l’écartement maximal entre les lignes, et on le relève sous le vent pour qu’il n’engage pas dans la houle.

Pour entrer au port, il faut aussi pouvoir les mâter, les dresser à la verticale, et encore prévoir de les coucher sur l’arrière en cas de gros mauvais temps. Les drisses étaient amarrées dans le pataras et faisaient retour en pied de tangon, mais je gréerai la prochaine fois deux poulies sur le pataras avec retour sur sa cadène, pour plus d’efficacité.

Les pattes d’oie qui tiennent les tangons sur l’avant ont été frappées au livet à hauteur des haubans, et deux fourches dans le portique arrière permettent de les saisir en cas de nécessité. La base des tangons est articulée grâce à un vit de mulet ancré sur les hiloires de cockpit, au seul endroit permettant simultanément d’accéder au pont et d’utiliser les winches d’écoutes de voiles d’avant.

la peche au thon a la voile

Trois mètres entre chaque ligne sur les tangons, une ligne au centre du portique, voilà sept leurres qui suivent le bateau, plongeant et surfant au gré des accélérations et du roulis. Leur organisation est importante, car il faut passer plus de temps à pêcher qu’à défaire les nœuds. La ligne centrale, la sabaille, est la plus longue avec ses trente brasses. Non plombée, elle est ramenée à bord par fort vent de travers, car elle courre alors inévitablement sur les autres lignes. La première, qui part de l’extrémité du tangon, fait vingt cinq brasses, avec un plombage léger qui sert à plaquer le bas de ligne sur l’eau. La seconde, en milieu de tangon, fait vingt brasses. Elle est plombée de deux cent grammes, avec des olives longues serrées sur la ligne juste avant l’émerillon du bas de ligne. La troisième mesure dix brasses avec un plombage de cent grammes.

Lorsqu’un poisson mord sur la première, un système de cargue permet de raccourcir la seconde de six brasses. La première passe alors par-dessus sans s’y accrocher. Si le poisson est sur la deuxième, on ne brasse la troisième que s’il sonde, normalement assez courte pour qu’on s’en passe. Pour attraper les lignes, un hale à bord relie chacune d’entre elles aux filières. Enfin, un sandow surlié sur chaque ligne amortit le choc d’une grosse prise et signale que l’hameçon est garni, d’un poisson ou d’un sac plastique, parfois.

Noué à un gros émerillon, le bas de ligne, cinq brasses de nylon de 120 centièmes, présente un leurre basique constitué de deux poulpes en plastique de dix cm de long enfilés l’un dans l’autre. Ils doivent masquer la hampe de l’hameçon double 7/0 sans ardillons, mais les pointes doivent largement dépasser afin que les poulpes ne soient pas massacrés à chaque prise.


Conserver le poisson

Le problème le plus sensible sur un voilier à la pêche est la conservation du poisson, d’autant plus que le poisson est gros. Il est toujours possible de rapporter du poisson transformé, en bocaux ou en filets dans le frigo du bord. Cela permet de gagner de la place, mais le thon, sur l’île de Groix, ça se débarque entier, ferme et l’œil brillant, sous l’œil non moins brillant de quelque ancêtre expert en la matière, dont l’arc du sourcil jugera de la qualité de la bête.

la peche au thon a la voile Sur le pont d’un voilier de croisière de 12m, pas de place pour les tréteaux traditionnels où l’on suspendait les prises, avant l’age de la glace et des moteurs. Nous embarquons cette année un congélateur amputé de sa mécanique, comme une grande glacière dans laquelle nous empilons 300 litres de glace en paillettes. Posé au milieu du cockpit, le machin sera placé au mieux pour ne pas nuire à l’assiette du bateau.

Départ vers la zone de pêche

Les vivres et les pleins faits, reste à appareiller. La météo prévue n’a rien de favorable, mais en l’absence de risque de coup de vent, le large nous appelle.

Le thon est un poisson pélagique, qui n’aime que les eaux profondes, et les zones où les grands courants marins brassent un écosystème composé de plancton et de baleines. Si l’un ou l’autre est absent de votre zone de pêche, cherchez plus loin. A 85 milles de Groix, là où les fonds passent de moins de deux cent à deux milles mètres en moins de dix milles, se trouvent les contreforts du talus continental, de véritables falaises sous-marines fendues de canyons abrupts. Ces falaises qui entourent l’Europe jusqu’au-delà de l’entrée de la manche sont le pèlerinage annuel des thons blancs, qui se retrouvent au Cap Finistère en juin et disparaissent mystérieusement début octobre dans les environs de « porcupine »

Pour un départ en septembre, il était logique de chercher les bancs au nord-ouest de la zone. Les lignes mises à l’eau juste avant le lever du soleil, au lendemain du départ, nous nous voyions déjà maculés de sang épais, gras de milliers d’écailles microscopiques, les phalanges cisaillées par les lignes, bâfrant des steaks de poisson épais comme ça en s’hydratant à grands coups du Chinon sélectionné pour l’occasion.

D’ailleurs, les thoniers senneurs croisés en fin de nuit prouvent que nous sommes au bon endroit. Las, à peine dressé sur l’horizon, le soleil disparaît piteusement dans un épais banc de brume. On fanfaronne, « Tu vas voir, il va te disperser tout ça en quelques heures, la journée sera caniculaire ! ».

L’entière journée dans la brume, douze heures avec moins de trois cent mètres de visibilité, atmosphère froide et visqueuse, surtout la nuit. Et puis pas d’apparences, ni oiseaux, ni rien, l’Océan, réduit à notre champ de vision, se résume à une grande soupe morne et acariâtre. Dans l’après midi, alors que l’intensité lumineuse nous fait croire à une éclaircie, deux thons mordent, puis le voile gris retombe et les lignes restent vides. Nous faisons route au suet, l’étrave calée contre le vent d’est, cherchant la lumière, qui revient avec le soir. La nuit tombée, mieux vaut mettre à la cape. Rien ne sert de faire la route alors que le poisson est peut être sous la quille, et le bateau bien appuyé par les voiles, on se repose mieux qu’à danser sur la crête des vagues.

La brume s’est évanouie mais le vent d’est nous fait craindre le pire. L’adage des anciens, vent d’amont ferme la gueule au poisson, n’est pas de bon augure. D’ailleurs le coup du matin n’en est pas un, à dix heures le spectre de la bredouille refroidit notre enthousiasme. Puis petit à petit, les apparences… apparaissent. Les oiseaux et des dauphins, donc de la vie.


Premières prises

Deux thons s’invitent à bord en début d’après midi, nous notons la position, et commençons à dessiner un quadrillage autour d’elle. Ber ! Expression Groisillonne signifiant « il est pris ». Trois lignes se tendent au même moment. Cargue la deuxième, hale la première sur bâbord, rentre la seconde puis la première sur tribord. Je m’installe dans la jupe pour saisir les prises au plus vite. L’hameçon sans ardillons, qui se décroche sans difficultés, est remis à l’eau sans tarder. Le plomb fait descendre la ligne et permet aux autres de ne pas s’y emmêler, enfin pas trop… Pendant que Pascal et Yann filent les lignes, Marc veille au cap et à la vitesse, bridant les voiles pour garder cinq nœuds ; plus vite, les lignes sont difficiles à remonter et on s’écarte du banc, plus lent, les leurres ne travaillent plus.

la peche au thon a la voile



Conçue comme une plate-forme à tout faire, la jupe remplit bien son office et permet d’épargner le cockpit des salissures. Assuré par un harnais, je saisis les poissons, amarre les queues au balcon tribord et les saigne pour abréger leur agonie ;
















Deux doigts en arrière des ouies pour prélever le cœur d’un coup sec. Une minute plus tard, un tremblement nerveux le poisson d’une force inouïe, il faut le tenir très fermement pour éviter qu’il ne s’abîme en se cognant sur le tableau arrière. Passé cet instant j’arrache le ouies, j’étripe, grattant soigneusement les caillots de sang et rinçant abondamment les entrailles.

la peche au thon a la voile


Le thon est un poisson fragile dont le goût est gâché lorsqu’il s’imprègne du parfum amer de ses tripes.

la peche au thon a la voile

Une fois nettoyés, les thons sont amarrés par la queue au balcon à bâbord, où on les laisse s’égoutter avant de les ranger dans la glacière.


la peche au thon a la voile



Au moment de l’étripage, j’autopsie leur estomac pour savoir de quoi ils se nourrissent à ce moment. Estomac vide, nous poursuivons notre route, mais lorsqu’il contient des balaous, ou de petits poissons d’argent, ou encore des sortes d’anguilles minuscules, nous marquons la position pour revenir dessus, un peu au vent car nous avons entendu dire que les bancs se déplacent toujours contre lui.





















Avec ce vent d’est, nous pensions ne pas pêcher du tout. Pourtant, en une heure et demie une dizaine de thons sont remontés. Soudain les dauphins arrivent, et le poisson disparaît. Il faut partir plus loin tenter notre chance, mais même au coucher du soleil, le coup du soir n’en sera pas un. Les lignes sont remontées la nuit tombée, nous mettons en cape courante, foc à contre et grand-voile à trois ris bordée juste comme il faut pour dériver trois quarts à la lame, à moins de deux nœuds. Le vent ne mollit guère, en milieu de nuit les rafales à trente nœuds me décident à affaler la grand- voile pour l’épargner. Avec seulement la trinquette de gros temps, la dérive est plus rapide d’un nœud, le bateau prenant alors les vagues trois quarts arrière.

Au matin, le jour dévoile une mer bien formée, un fort clapot de deux mètres en moyenne, contre lequel il va falloir remonter pour rester sur la zone de pêche. Il faut veiller au réglage en hauteur des tangons, pour qu’ils restent le plus prés de l’eau sans toutefois y plonger. Les apparences sont toujours là, fous de Bassan et dindins, et surtout les baleines. En fin de matinée, c’est une gigantesque Jubarte qui nous salue d’un saut majestueux, à un quart de mille devant nous. Puis d’autres souffles bien distincts des crêtes de déferlantes confirment que la table est mise pour les cétacés. Un banc de balaous s’envole entre deux vagues, et des taches de poissons d’argent, qui se regroupent en cercles compacts pour intimider l’ennemi.

Nous attendrons le début de l’après midi pour voir le premier sandow se tendre. Halé à bord, le thon dégueule une quantité impressionnante de petites crevettes, ce qui explique la présence des baleines.

Les manœuvres reprennent, nous zigzaguons sous trinquette seule dans le champ de mines que lève les courants locaux. Une mauvaise vague couche le bateau et plante le tangon bâbord sous l’eau. Sanction immédiate, la patte d’oie explose et le tangon casse au dernier tiers. La sabaille et la première à bâbord sont rentrées, nous poursuivons avec cinq lignes. Des souffles de baleines sont encore visibles, et aussi quelques maigres chasses d’oiseaux. Petit à petit cinq prises viennent garnir le balcon arrière.


Retour à Groix

Il semble évident que les conditions de mer ne sont pas à notre avantage, et l’heure vient de mettre cap à terre. La glacière est pleine de dix sept poissons de 4 à 8 kilos, de quoi satisfaire chacun. D’autre part, il est hors de question de ramener du poisson de mauvaise qualité. La durée de la marée est conditionnée par nos capacités de conservation. Nous renvoyons la grand-voile avec ses trois ris, cap au nord-est, traînant nos lignes jusqu’au soir pour rien ; Ce jour, c’était sur la sonde des deux milles mètres qu’il fallait pêcher.

la peche au thon a la voile

Le vent mollit un peu en début de nuit, les manœuvres de voiles s’enchaînent pour garder le maximum de puissance dans ce méchant clapot. Le génois sur enrouleur est affalé pour améliorer l’écoulement d’air sur le solent et diminuer le tangage. Ca paye, Horus se faufile entre les crêtes, glissant son nez dans l’écume, mais parfois aussi, revers de la vitesse, retombant brutalement au creux de la vague.


Les quarts de nuit s’enchaînent, Groix est en vue au petit jour, alors que nous glissons désormais sur un lac à peine ridé, toujours face au vent qui a viré suet.

la peche au thon a la voile

Port Tudy bourdonne d’activité, rien à voir avec la chanson nerveuse du vent qui nous rebat les oreilles depuis trois jours.

La pêche est débarquée, Marc prépare des sashimi pendant que j’allume le barbecue, il est temps de partager tout cela avec nos familles. Avec une pointe de regrets d’être déjà rentrés, on analyse chaque instant vécu, on engrange les enseignements, on rince, sèche et roule les lignes, jusqu’à l’année prochaine.

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