Une histoire à vous glacer le sang !


L'ÉNIGME DU « SPEEDY »

Qu’est-ce qu'ils fabriquent ? bougonna le capitaine sans lâcher ses jumelles.

- Je crois bien qu'ils sont tous à roupiller! dit Godefroy, le second du bord.

Depuis vingt minutes que nous avancions vers ce cargo, il n'avait pas changé de place. Il était pourtant en pleine mer, au large de la côte marocaine, vers le 35ème nord et le 13ème ouest. Nous l'avions découvert à dix heures du matin. Il semblait aller vers Porto-Santo des Madères, à en juger par sa position qui coupait notre route, et nous devions passer assez loin derrière lui. Mais à mesure que nous approchions, nous voyions bien qu'il était immobile. Aucun sillage, pas la moindre fumée.

- Avarie de machine, opina le « Vieux ». Et se tournant vers moi
- Sertetès (il n'a jamais pu prononcer mon nom), dites à Descotes d'envoyer un message... Ils ont peut-être besoin de quelque chose.

J'ai trouvé le radio devant sa table, la cigarette au bec, à lire son éternel roman policier.

- Ah! zut! s'écria-t-il en recevant l'ordre du capitaine, on ne peut pas me ficher la paix dans ce rafiot!

Sans cesser de rouspéter, il choisissait son bloc de longueur d'ondes et mettait le moteur en marche. J'étais debout dans le cadre de la porte, je le regardais faire, avec une grosse envie de rire. Il ronchonnait

- S'il a besoin de quelque chose, il sait parler, que diable! - Possible... mais il n'a pas l'air de nous voir...
- S'il ne nous voit pas, il ne nous entendra pas plus!
- Essayons toujours...

Les points et les lignes du morse se mirent à siffloter. Descotes est un tel virtuose du manipulateur que je n'eus pas le temps de déchiffrer son message.

- Voilà! fit-il en renversant le courant.

Il mit les mains aux écouteurs de son casque et attendit. Comme la réponse tardait à venir, je m'assis sur la caisse du moteur. « Ils sont sourds là-dedans! » maugréait le radio.
On n'entendait que le grondement de la machine et le froissement de l'eau contre la coque. Passé le temps réglementaire, Descotes recommença la manœuvre.

- Eh bien? qu'est-ce qu'ils chantent? fit le second en entrant dans la cabine.

C'était à moi de répondre, l'autre ayant les oreilles bouchées par les écouteurs

- Rien de rien...
- Rien, confirma le radio en reprenant son roman qu'il avait laissé ouvert devant lui.

Nous sommes remontés, le second et moi, à la timonerie. Le « Vieux » regardait toujours dans ses lunettes.


- Je ne vois personne nulle part, nous dit-il, ni sur la passerelle, ni sur le pont.

A cet instant, le cargo tourna légèrement sur lui-même et nous présenta la joue bâbord.

- Tiens! s'écria le capitaine, je peux lire son nom... C'est... le... Speedy.
- Drôle de nom pour un fainéant pareil! rit Godefroy. Voyez donc au Répertoire, Sertetès...

Ce bottin de la mer nous renseigna tout de suite : « Speedy, deux mille tonnes, cargo bananier, Silvers Company, Porstmouth, G. M. A. S., 1932... Un navire tout neuf. »

-G. M. A. S.,. Donnez donc son chiffre à Descotes, dit le capitaine au second, et parlez-lui en anglais.

Et me passant ses jumelles

- Voyez donc, Sertetès, vous avez des yeux plus jeunes que les miens.

Nous étions à un mile à peine du navire. Je le voyais distinctement dans toutes ses parties. Il n'y avait, en effet, personne à la timonerie, ni sur le pont, ni sur le spardeck, ni sur le gaillard. L'ancre était à poste. Aucune fumée. Pas le plus mince filet d'eau ne jaillissait de la coque. Pour le reste, un beau bateau, frais, pimpant, bien astiqué, aussi net qu'un frigorifique.
Je dis, pour dire quelque chose « Ils doivent être tous en bas... »

Vous avez déjà vu ça dans votre vie de marin? gouailla le « Vieux » qui, comme la plupart des commandants, n'avait jamais mis les pieds dans la machinerie.

Il reprit son inspection à la jumelle, en laissant tomber quelque fois - Invraisemblable!... Ahurissant! ... Phénoménal!...

Godefroy remontait

- Pas de réponse! fit-il en écartant les bras
- C'est impossible!
- C'est pourtant comme ça! .- Alors, ralentissez!

Je mis l'ordre aux machines, pendant qu'il faisait donner de la sirène. A ses clameurs, nos hommes sortirent d un peu partout.

- Qu'est-ce qui arrive? criait Romérol, le cuistot, en apparaissant sur le balcon.

Nous approchions lentement du Speedy, sans cesser de lancer notre appel dans le plein midi paisible, au-dessus de la mer unie comme un dallage. Mais rien ne se montrait aux pavois du cargo.

- Il faut qu'ils soient tous ivres! grognait le capitaine.
- Ou qu'ils aient abandonné le bateau, suggérai-je.
- Avec quoi? demanda le second en haussant les épaules.

En effet, le canot, les baleinières et le youyou étaient en place, l'échelle rentrée, rien contre la coque. Car nous faisions maintenant le tour du navire, à moins de cent brasses, donnant toujours de la sirène, ce qui, du reste, n'amenait personne sur le pont.

- Stop! ordonna le capitaine.

Il faisait manœuvrer à se tenir parallèlement au Speedy. Tout ce qu'il y avait de libre dans l'équipage se pressait à tribord, dans un silence impressionnant.

- Amenez le canot!

Je fus de ceux qu'il désigna pour aller accoster le navire, avec Godefroy, Huré le bosco, et deux hommes pour les avirons.

- Vous feriez peut-être bien de vous tenir sur vos gardes...

A tout hasard, le second et moi, nous sommes allés prendre nos brownings. Huré, qui pense à tout, s'occupait de trouver un grappin et une échelle de cordes. Quand nous sommes revenus avec nos armes, tous ceux de notre bord nous attendaient à la coupée, même le « Vieux ». S'il n'y a personne, nous disait-il, avertissez-moi tout de suite. Je crus voir dans ses yeux une lueur d'espérance. Je lui glissai dans l'oreille

- Bonne affaire, commandant...

Car une épave comme celle-là, c'était une prime magnifique, la plus grosse, certainement, que jamais capitaine eût touchée.
Il eut l'air de ne pas entendre et regarda devant lui en se pinçant le nez.

- Embarquez! dit-il enfin.

Sur cette mer lisse, extraordinairement calme, il ne nous fallut pas longtemps pour arriver au Speedy. La coque faisait une haute muraille noire au-dessus de nous. Elle semblait enfermer le silence même de la mort. Pas un murmure dans ce village, grand corps tout frémissant, même lorsqu'il est au mouillage. Dans l'ombre tombée de là-haut j'éprouvais cette vague terreur que nous donne la forêt tropicale. L'un des matelots frappa de grands coups sur la tôle avec le manche de son aviron. Cela fit un bruit terrible au milieu des eaux immobiles. Mais rien ne répondit dans le navire. De notre bord, on nous criait que personne n'apparaissait sur le pont. Nous avons fait lentement le tour du cargo, frappant de temps à autre, à coups d'aviron, ou hélant tous ensemble aussi fort que nous le pouvions.

- On monte? proposa Godefroy.

Partout la haute muraille silencieuse, sa peinture noire à peine ternie. Pas une saillie dans cette architecture de fer, pas une prise pour grimper là-haut.

- J'ai mon grappin! triompha le bosco.

Il dut s'y prendre à quatre fois pour l'accrocher à la lisse. L'échelle hissée au bout du va-et-vient, nous avons amarré le canot au plus bas échelon et nous sommes montés tous les cinq, Huré le premier, Godefroy ensuite, moi troisième. Quand je suis arrivé sur le pont, le bosco était à crier de toutes ses forces, les mains en cornet

- Ohé du bateau! ohé! ohé! Le silence...

Je n'en entendrai jamais plus un pareil. Cela bourdonnait contre mes tempes, me vidait le crâne comme le mal de mer. Il est certain que j'ai eu peur. Cela m'est arrivé quelquefois, comme à tout le monde, dans la tranchée de Nieuport, par exemple, et aussi quand nous avons coulé devant Caravellas, mais jamais comme sur le pont de ce cargo, en face d'un silence que je ne connaissais pas.

- Allons-y! fit le second.

En groupe, revolver au poing,, nous sommes entrés dans le château. Il était vide. Personne dans le salon, personne dans les chambres. Le poste était abandonné, les portes grandes ouvertes. Nous sommes allés ensuite gueuler dans la claire-voie avant de descendre à la
machine. Là non plus il n'y avait pas trace de vie, pas plus que dans la chambre de chauffe. Les foyers et les chaudières étaient encore tièdes, les tas de charbon bien alignés, les ringards et les pelles à leurs crochets. D'ailleurs, tout était en ordre dans ce bateau, rien du pillage, d'un abandon, aucun indice de bagarre, chaque chose à la place marquée par les vieilles habitudes, les couchettes bien tirées, les placards pleins de vêtements, les couverts rangés sur la table du carré. Nous nous regardions, ébahis.

- Qu'est-ce que ça veut dire? répétait Godefroy. Les autres remuaient la tête en disant
- Eh ben! mon vieux...

Tous les quatre, en vérité, avaient aussi peur que moi. Ce n'est pas l'affaire de raconter comment la moitié de notre équipage fut installée sur le Speedy. Godefroy en eut le commandement provisoire. Contre promesse d'une part de la prime, tout le monde
se mit à cette besogne imprévue. Il n'y eut, d'ailleurs, qu'à rallumer les foyers pour mettre le cargo en marche. La machinerie était intacte. Depuis le compas étalon jusqu'à la dynamo, pas un organe qui n'eût son plein rendement. Et les deux navires s'acheminèrent de conserve pour gagner Cadix qui était le port le plus proche. On ne peut pas dire que ce fut un voyage de repos. Nous étions réduits à quinze hommes pour un navire qui en réclamait le double. Il n'était plus question de piquer les quarts à la cloche, personne ne pouvant abandonner son poste. Pour moi, j'avais tout le soin de la passerelle, le second ne pensant qu'à fureter dans les moindres recoins du Speedy, car le mystère de ce navire sans équipage le remplissait d'une inquiétude voisine de la terreur. Il avait donné l'ordre de ne rien déranger, en dehors des nécessités du service, jusqu'à ce qu'il eût terminé son enquête. Par précaution, il s'empara de toutes les clés, même celle de la cuisine, ne nous laissant pour tout potage que des boîtes de conserve qu'il avait tirées de l'office. Encore en fit-il un minutieux inventaire. On le vit ensuite parcourir le bateau d'un bout à l'autre en s'arrêtant quelquefois pour prendre des notes ou tracer un croquis.
Il ne nous disait rien de ses découvertes. J'appris seulement par Duchemin, le steward, qu'il avait trouvé près de la coupée un revolver dont il avait examiné le barillet. Il s'était enfermé ensuite dans la chambre du capitaine et n'en était pas sorti pendant plus de quatre heures. Je le vis alors descendre sur l'avant et pénétrer dans le poste des chauffeurs et des soutiers. Il en ressortit bientôt avec des paquets de vêtements qu'il examina l'un après l'autre à la lumière du jour. Fromont, le timonier, me fit remarquer qu'il devenait très pâle. Et lorsqu'il remonta sur le spardeck en abandonnant les frusques devant le gaillard, je ne pus m'empêcher d'aller au bout de la passerelle voir ce qu'il allait faire. Je l'aperçus, devant la coupée de tribord dont l'accoudoir était relevé. Il était accroupi sur ses talons et regardait attentivement une échelle de corde posée en tas sur le plancher. Puis, ayant engagé le pied entre les barreaux, il la tira vigoureusement vers le large sans parvenir à la remuer. C'est à ce moment qu'il m'aperçut. Il eut un geste de mon côté.

- Qu'est-ce qui se passe? lui criai-je.

Il ne répondit rien et disparut dans la coursive en levant une main qui tremblait.
Quelques minutes après, il me rejoignit sur la passerelle. Il tenait une bouteille de whisky à moitié vide dont il but une grande gorgée en arrivant près de moi. Sans doute, l'alcool l'avait-il remis dans son caractère, car il me dit, d'une voix qui s'efforçait d'être calme.

- Je sais maintenant ce qui est arrivé...
- Vous savez? balbutiai-je. Qu'est-ce que c'est?
- Je vais vous dire... Venez avec moi dans la chambre des cartes.

Je le suivis hâtivement. Une fois entrés, il poussa le verrou de la porte.

- Eh bien? lui demandai-je avec anxiété. Pour toute réponse, il me tendit la bouteille.
- Buvez un coup, vous en aurez besoin...

Je le considérais la bouteille en main. Je n'avais aucune envie de boire.

- Asseyez-vous, dit-il encore, ce n'est pas commode à entendre. Et d'abord, croyez bien que je ne suis pas saoul le moins du monde. J'ai bu pour me relever le moral, mais il m'en faut plus que ça pour perdre la boule... Je vous dis tout ça parce que mon histoire est aussi bête que terrible, et vous pourriez penser que je n'ai pas toute ma raison. Mais vous savez que la vie est faite de choses comme ça. Il y a toujours quelque chose de risible dans les plus épouvantables drames, et celui-ci est des plus épouvantables...

- Je vous en prie, Godefroy, continuez...
- Pardonnez-moi, mon vieux.... Si je vous sors tout ce laïus c'est pour consolider ma version. Mais il en existe peut-être une autre, et si vous trouvez autre chose, avec les éléments que j'ai rassemblés, je suis prêt à changer d'avis. Vous savez d'ailleurs que je n'ai pas beaucoup d'imagination. Ce que je vais vous dire s'est imposé à mon esprit.

Il essuya la sueur qui perlait sur son front et reprit

- La première chose, c'est cette swimming' cup que j'ai trouvée dans la chambre du capitaine... De vermeil, et portant les armes de Portsmouth. Dans l'écrin qui la contenait, attaché à l'intérieur du couvercle par des agrafes de cuivre, se trouvait le diplôme avec les noms de l'équipe. Cela m'a donné l'idée de consulter le rôle du bord. Les mêmes noms... Vous comprenez? C'était la coupe gagnée par l'équipage du Speedy, le capitaine en tête, au dernier championnat de Portsmouth...

- Je ne saisis pas...
- Vous allez comprendre, car il y a aussi un revolver, une échelle de corde, le chronomètre qui a disparu... C'est avec ça que j'ai refait toute l'histoire... Elle est affreuse, vous savez...

Il but encore un coup de whisky et continua, la bouche tordue

- Voilà... Il fait très chaud, comme aujourd'hui, comme hier surtout, car c'est hier que c'est arrivé, une chaleur qui brûle les tôles et met une barre sur les fronts. Pas un souffle de vent... C'est un peu avant le repas de midi. Le cuistot est devant ses fourneaux (j'ai retrouvé la viande brûlée). Le steward a mis le couvert. On mangera dans un quart d'heure... Il vient une idée au capitaine, il la communique au second, et tous les deux se mettent à rire. Une idée comme ne peut en avoir qu'un capitaine anglais, quelque chose de sportif et, pour tout dire, de complètement idiot. L'équipe des meilleurs nageurs de Portsmouth va faire un cinq cents yards autour du bateau... On stoppe... Tout le monde en haut pour un match de quelques minutes!... Jubilation générale... Ceux qui somnolaient un peu partout accourent avec des cris. Les soutiers qui crèvent de chaleur sous les manches à air sont encore plus contents que les autres. En moins de rien tout le monde est à poil, ou en caleçon, car ce sont des Anglais. Cela je le sais à cause des vêtements que j'ai trouvés, pêle-mêle, sur les couchettes... On laisse, bien entendu, un homme à bord, le cuistot, car il y a la boustife à surveiller. C'est lui qui donnera le signal du départ : un coup de revolver. On lui donne l'arme, le chronomètre pour marquer les temps. On attache à la coupée l'échelle qu'il laissera descendre pour ramener les hommes à bord. Déjà tout le monde, le captain le premier, a piqué une tête par la coupée dont on a relevé l'appui. Les nageurs sont en ligne. Le cuistot consulte son chronomètre... Attention! Il tire...

Et Godefroy sortait de sa poche le revolver dont le steward m'avait parlé. Il me montrait le barillet : cinq balles intactes et une douille vide.

- Les nageurs sont partis, continuait le second. Il y a deux, trois, quatre tours à faire, je ne sais pas, et peu importe... Le cuistot les suit de l'œil un instant, puis il se rappelle sa cuisine. Il pose le revolver sur le plancher, là où je l'ai trouvé, il va voir ses casseroles. Il a le chronomètre en main, il le consulte de moment en moment... L'échelle est là, en vrac, devant la coupée ouverte... Son pied s'engage entre les barreaux... Il tombe en avant...

Nous nous regardions, hébétés, et nous retrouvions la même pâleur sur chacun de nos visages.

- Vous imaginez ça! disait le second avec une terreur croissante. D'abord, bien sûr, tout le monde rigole, et le cuistot avec les autres. Il est aussi bon nageur que les autres. II n'a même pas lâché son chronomètre... Et le capitaine l'engueule... Et puis, c'est un grand cri... Celui-ci ou cet autre, est-ce que je sais? vient de comprendre... Les autres lèvent la tête... La coque noire, verticale, d'une pièce... L'échelle est là-haut, sur le pont... Impossible de remonter... Alors c'est la panique... Les mains essayent de s'accrocher, les ongles se cassent contre la tôle... Ils nagent désespérément au long de la coque... Pas une saillie, nulle part, pas une chaîne, pas un cordage... Celui qui parvient à se hisser sur la tranche du gouvernail retombe en touchant la culée... C'est affreux!... Pendant des heures, ils luttent, contre l'eau, contre les autres, contre la mort, espérant toujours un navire... Mais la nuit les recouvre... Ils coulent un à un...

- Taisez-vous! criai-je éperdu. Il faut retourner tout de suite!
- A quoi bon? Si les cadavres sont revenus à la surface, qu'en ferons-nous, si ce n'est leur mettre une gueuse de fer aux pieds?

- Je me sentais envahi par un froid terrible. Mes dents claquaient.

- Buvez un peu, me disait Godefroy.

Sa voix se brisait. J'ai relevé la tête, je l'ai regardé. De grosses larmes coulaient sur ses joues et tombaient sur les revers de son veston.


A. Stertevens, Ceux de la Mer.
(BERNARD GRASSET, éditeur.)

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