Convoyage à st domingue


Pour faire un convoyage inoubliable, prenez: 1 bateau à moteur appartenant à un Corse,1 ou 2 novices,1 zeste de naïveté, 1 bonne dose d’inconscience, quelques vieux jeans (peu importe marque et taille).
...Et j’allais oublier!!! Une  doudou qui parle un peu espagnol (ça peut servir)


Convoyage…la première fois

En overdose de vie parisienne, je m’installe sur l’île paradisiaque de St Barthélemy, au nord de la Guadeloupe. Enfin des cocotiers, des lagons bleus, et des paysages de carte postale. Et puis, même si la vie y est chère, le boulot ne manque pas, l’île est alors en plein essor touristique. Des rencontres sympas, avec des gens qui ne se prennent pas la tête, loin du gris et des faux semblants de la capitale, j’ai trouvé mon paradis ! Et mon bastion est l’Eden Rock, 1er hôtel de l’île, propriété de Rémy de Haenen qui fut le premier pilote à se poser sur cette île où, de nos jours encore, il faut une licence spéciale tant les conditions d’atterrissage sont dangereuses et souvent spectaculaires…



convoyage a st domingueconvoyage a st domingue













Mon nouveau paradis est joli…mais petit. Aussi, lorsque quelques semaines plus tard, on me propose une ballade de quelques jours dans les îles du nord Caraïbe, je n’hésite presque pas. Un français, résident à St Barth depuis quelques mois, emménage sur l’île de St Domingue, il s’agit de lui convoyer son bateau ; il en prendra livraison là-bas.
Nous partons à trois, Michel, nouveau résident de l’île est comme moi, avant tout curieux de découvrir quelques unes des perles de l’archipel Caraïbe, mais n’a aucune expérience de navigation, Jack, loueur de catas de sport est le skipper, nous nous en remettons à lui. Nous partons donc, voir si la mer est plus bleue dans les îles voisines.


convoyage a st domingue







Le « Luna Rosa » est un Rocca, un petit cabin cruiser de 7,50m équipé de 2 moteurs à essence de 250 chvx, pour lui, comme pour nous, c’est son premier grand voyage. Insouciance, jeunesse et manque d’expérience, inconscients que nous sommes, tous les ingrédients sont là…pour l'aventure, pour nous, il ne s'agit cependant que d'une ballade dans les îles Nord Caraîbes.
Au moment d’embarquer, je suis un peu étonnée de voir 2 gros fûts de carburant amarrés à l'arrière, le propriétaire vient de les amener, avec des sacs personnels dont il veut éviter de s’encombrer lorsqu’il viendra nous rejoindre en avion. Jack m’explique qu’on emmène un maximum de carburant pour limiter les arrêts, le propriétaire veut son bateau assez rapidement à St Domingue. On essayera d’éviter aussi les clearances (formalités de douanes) dans certains ports pour gagner du temps. Nous ne sommes pas des marins, gagner du temps sur la navigation et sur les formalités au profit d’un séjour rallongé de quelques jours à destination nous convient parfaitement.

La mer caraïbe nous baptise en nous dévoilant ses perles, St Marteen, puis les îles Vierges. Après une halte d'un soir non loin de la flottille de voiliers de Charter à St Thomas, le Luna Rosa file, déterminé, vers le NW, laissant aux luxueux voiliers le soin de se prélasser dans les eaux turquoises et chaudes.

En quelques jours, nous arrivons à Puerto Rico. La mer a une couleur gris foncé, elle charrie divers objets, une vraie poubelle. Luna Rosa a soif, nous nous arrêtons faire le plein à Arrecibo. Le port est moche, tout ce qui est là est crasseux ou rouillé et l’odeur épouvantable, nous fuyons ce qui ne ressemble pas du tout à la carte postale de nos rêves, sans passer par la case clearance.

convoyage a st domingue

En milieu d’après midi, nous gagnons St Domingue, nous traversons Moana’s passage, la mer grossit. Luna Rosa négocie chaque vague, je m'accroche. Jack et Michel commencent à parler d'essence, j'entends juste "j'espère qu'on pourra aller jusque là". Je regarde les vagues grossir sous les assauts du vent, je m'accroche un peu plus fort.
Nous longeons la côte, Les garçons parlent de plus en plus entre eux. Quelque chose ne tourne pas rond. Rassemblant mon courage, je leur demande de ne rien me cacher. La nouvelle tombe: dans une demie heure, nous n'aurons plus d'essence et la météo est très mauvaise. L’abord de la cote est inhospitalier, des plages de cocotiers à perte de vue, protégées par des barrières de corail. L'état de la mer ne nous permet pas de voir les passes et nous n'avons ni cartes, ni radio, ni rien...

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Nous sommes en panne sèche un peu avant la tombée de la nuit, secoués par des lames de plus en plus fortes.
Nous lançons trois fusées de détresse, et regardons avec angoisse leur trop bref éclat mourir dans les eaux sombres. Les garçons décident de jeter l’ancre…dans la barrière de corail. Le dinghy est préparé, mais d’après le skipper, la frêle embarcation n’a que peu de chances de passer la barrière de corail. Il vaut mieux rester à bord tant que le bateau tient.

Soudain, sur la plage, des lumières qui s’agitent. Peut-être cherche-t-on à nous guider vers la passe, mais peut-être cherche-t-on à nous échouer. Jack vérifie l’ancre, elle est prise dans le corail, impossible de la décrocher de toutes façons.

La nuit tombe sur un Luna Rosa brassé par une mer en colère. Chaque vague peut à tout moment nous renverser. Nous nous prenons en photo, quasi certains que le naufrage est inévitable, pour nous, ce sont peut être nos dernières photos...nous avons tous les 3 des mines autant défaites que crispées. Une longue nuit commence, violente, assourdissante et menaçante…

Luna Rosa tiendra toute la nuit, frêle esquive accrochée au corail parmi les éléments déchaînés. L’aube se lève sur nos visages épuisés…et sur une mer qui enfin s’apaise. Nous allons pouvoir gagner la côte avec le dinghy. Jack me conseille de m’habiller avec des vêtements larges, rien de moulant, car on ne sait pas qui nous attend à terre. Je prends le jean et le tee shirt le plus vieux et le plus large que je trouve dans le bateau, les garçons font de même. Nous ressemblons à tout sauf à des touristes pleins de dollars.

Le dinghy nous dépose sur une plage où nous attendent une trentaine d'hommes, torses nus, shorts déchirés, chacun a un long coup coup coincé dans une ceinture de fortune. Parmi eux, un blanc au visage grêlé. Je suis la seule à parler espagnol, je m'adresse à lui.

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En quelques mots, je lui explique que nous sommes en panne. Il veut savoir ce qu'il y a dans le bateau. Je ne comprends pas pourquoi il insiste tellement sur le bateau, alors qu'on veut seulement de l'essence. Les autres hommes s'en mêlent, ils parlent vite, certains semblent agacés, mais je comprends rapidement qu'il y a 2 groupes. Ceux qui pensent qu'il n'y a rien d'intéressant pour eux, et ceux qui veulent piller le bateau.
Le blanc me demande d'où nous venons et si les garçons sont des "gringos".Le mépris qu'il a mis sur le mot gringo me surprend. Je lui dis que nous venons de Puerto Rico et que nous sommes français, preuve en est, une pub française sur l'un de nos tee shirt (ouf!).Il demande s'il y a des jeans dans le bateau, je lui fais répéter, il montre les pantalons des garçons. Je traduis en français. Jack me dit de lui proposer tous nos jeans contre l'essence. L'homme sourit et dévoile des dents attaquées.Il me fait peur, mais il est le plus sympathique, et il semble être le chef. Il pose sa main sur mon épaule, et annonce qu'il va aider la fille de Puerto Rico et les 2 français. Il m'a pris pour une fille de l'île voisine, je ne le détrompe pas, je n'ai jamais été aussi soulagée d'être métisse et d'avoir pris espagnol en seconde langue ! Son annonce soulève un tollé de réprobations…et de crachats. Mais c'est dit, nous sommes apparemment sous sa protection.

Nous retournons à bord, et dégageons Luna Rosa de son ancrage nocturne. Nous le laissons au mouillage à l’abri de la baie, nous étions en fait, non loin de la passe

L’homme au visage grêlé va chercher un camion benne, rongé par la rouille ; il m’installe fièrement à l’avant et fait monter les 2 garçons dans la benne. Nous faisons ainsi 30 Kms, cahotés dans ce tacot, écoutant cet homme qui avait probablement droit de vie ou de mort sur nous, me parler de sa vie de coupeur de coprah. Je n’en mène pas large, mais je fais bonne figure. Personne ne nous aurait retrouvés si il avait décidé de laisser ses hommes piller puis couler le bateau. Nous arrivons dans un village, une vieille pompe a essence. Des enfants nus pied dans la terre battue nous regardent curieux et s’éloignent en criant « gringos ».
Un homme en uniforme nous observe à distance, il échange quelques mots avec le grêlé. Le bidon rempli, nous repartons, le grêlé chantonne, il a l’air heureux. Je me demande si les coupeurs de coprah n’ont pas profité de notre absence pour vider le bateau…

Retour à la cocoteraie sur les pistes sablonneuses défoncées. Les coupeurs on repris leur travail. 2 ou 3 viennent rejoindre le grêlé. Nous retournons sur le bateau et ouvrons tous les sacs, y compris les effets personnels du proprio. Nous rassemblons une quinzaine de jeans. Aucun n’est neuf, mais lorsque nous les ramenons sur la plage pour les donner aux hommes, c’est visiblement pour eux, un vrai trésor.

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Nous faisons nos adieux, et reprenons la mer après avoir rempli le réservoir. Ils nous font de grands signes avec leurs bras tandis que nous nous éloignons. Je repense aux signes qu’ils nous faisaient avec leurs flambeaux la nuit dernière. Nous ne saurons jamais si ils voulaient nous guider ou pas…

La mer a repris ses dégradés de bleus carte postale, la côte est un inlassable défilé de cocoteraies. Combien d’hommes y vivent ainsi, travaillant du matin au soir le coprah, sous les ordres d’un chef un peu plus clair de peau qu’eux et dormant à même le sol dans des cases de bois ?

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Nous avons assez d’essence pour nous rendre à Sabana del mar. Dès notre arrivée, les autorités locales de Michès nous questionnent. D’où venons nous, où allons nous…le militaire qui m'interroge pose sans cesse les mêmes questions . Je parle de la panne au large de la cocoteraie. Quelque chose semble lui déplaire. Il veut voir le bateau. 2 hommes en uniforme montent sur Luna Rosa, Jack me dit de monter avec eux et de veiller à ce qu’ils ne mettent rien à bord. J’ai l’impression d’être dans un mauvais film, on nous prend pour des trafiquants.

Ils retournent tout, je me fâche, mais rien n’y fait. Ils ne trouvent rien et nous demandent de les suivre à la caserne. Ils nous demandent de rester dans la cour, nous attendons à l’ombre d’un cocotier. Jack m’explique que le fait de ne pas avoir la clearance attestant de notre passage à Puerto Rico, et le fait d’avoir fait une halte sauvage dans la cocoteraie doit leur sembler louche. Ils reviennent et nous informent qu’une seconde fouille aura lieu demain et que nous n’avons ni le droit de retourner sur le bateau, ni celui de sortir du village. Je leur demande où nous pouvons dormir et manger, mais visiblement, ce n’est pas leur problème, l’un d’eux finit par nous dire d’aller voir des Soeurs Canadiennes qui se sont installées à Michès.

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Nous traversons le village, la nuit tombe, paysage de carte postale du siècle dernier. Des poules traversent les ruelles de terre battue et rentrent dans les cases. Les gens se taisent sur notre passage et l’on entend des « Gringos » méprisants dans notre dos. Que leur ont fait les américains pour qu’ils leur crachent ainsi dessus ?


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Je crois bien qu’on me prend pour une prostituée porto ricaine qui accompagne des touristes US. Métisse italo/martiniquaise née à Paris, je connais le racisme, mais pour les garçons, c’est la première fois. Ils ressentent ce malaise, mélange de honte et de culpabilité qu’on n’a pas à avoir mais qui colle à la peau comme si on portait les vêtements d’un autre…

Les Sœurs Canadiennes sont méfiantes, mais elles acceptent de nous héberger.Elles parlent français, ça fait du bien. Après un repas frugal, nous gagnons nos cellules. Epuisée, je m’endors tout de suite ; la nuit sur la barrière de corail, trafiquante, prostituée, ça fait beaucoup.

Le lendemain, nouvelle fouille infructueuse du bateau, je guette chacun des gestes des 2 hommes qui sont montés à bord. Visiblement agaçé de ne rien avoir trouvé, le chef de la brigade nous demande de regagner le poste. Nouvelle attente sous le cocotier. Des heures chaudes s'écoulent, puis il nous reçoit dans son bureau, son ventilateur de table lui sèchant à peine son front dégoulinant de sueur. Il fait très chaud et nous n’avons rien bu.

Il nous informe que le grand chef de la police de l’île viendra en personne fouiller le bateau. Nous devons attendre sa venue de St Domingue, cela prendra plusieurs jours. En attendant, nous passerons nos journées dans la cour de la caserne (sous le cocotier) et nos nuits chez les Sœurs, nous serons accompagnés pour récupérer quelques affaires à bord du Luna Rosa, mais ensuite, nous avons interdiction de monter à bord tant que le grand chef n’est pas arrivé de la capitale ! Nous sommes sous le choc, je demande si nous sommes en état d’arrestation ; il me répond « ma jolie, si tu étais en prison, le soleil ne pourrait plus se poser sur ton visage avant un bon moment ».
Le soir, en nous rendant chez les Sœurs, je demande à Jack si il y a quelque chose à bord du bateau. Sa réponse me glace le sang « je n’en suis pas sûr, peut-être, je ne connais pas très bien le Corse ».

Nous attendrons ainsi près de 15 jours sous le cocotier. J’ai pu appeler mes parents à Paris, d’un vieux poste où un homme tournait une manivelle en appelant « Central Miches, central Michès oye » comme s’il récitait une ritournelle incertaine d’atteindre son but.

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Puis il m’a passé le combiné, si lointaine…la voix de ma mère. Je lui explique tout, elle veut prévenir Amnesty International, je lui dis pour la rassurer que nous n’en sommes pas là. Puis, je retourne sous le cocotier. Au moins, à Paris, quelqu’un sait où nous sommes.

Un jour, branle bas le combat dans la caserne, le grand chef arrive de St Domingue. Il traverse la cour d’un pas décidé saluant à peine les 3 français consignés sous le cocotier.
Enfin, nous nous rendons à bord, pour la 3ème fouille, le chef monte en personne avec un autre militaire, je les accompagne. L’homme est courtois, mais son regard lubrique me détaille trop, je n’aime pas ça. Je suis polie, mais froide, je regrette de ne pas avoir mon look cocoteraie, je n’ai plus de jeans, juste un short. Plus que jamais, je surveille leurs mains, pas question qu’ils déposent quelque chose en douce pour nous accuser ensuite!

Ils ne trouvent rien et descendent. Je comprends mal les quelques mots qu’il échange avec le chef de la police locale, j’entends parler de nous surveiller jusqu’à Puerto Plata. Agacée, je lui dis « Mais vous croyez vraiment qu’on cache quelque chose ? » et là, avec le plus beau sourire de la terre, il me répond « Ma jolie, je crois que l’unique trésor qui se trouve sur ce bateau, c’est toi ». Il m’explique ensuite que, puisque de toute évidence, le bateau est vide, nous allons devoir gagner Puerto Plata, pour une confrontation avec le proprio qui lui, a été arrêté à l’aéroport.

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Le Corse avait il prévu de nous faire convoyer sa marchandise, puis a-t-il changé d’avis et décidé de la passer lui-même en avion ? Nous en discuterons mille fois, mais nous ne savons pas du tout pourquoi il a été arrêté. Et sa marchandise, c’est quoi ?

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Le jour même, nous remontons à bord, et reprenons la mer direction Puerto Plata, de toutes façons, nous n’avons d’essence que pour aller jusque là.
Lorsque nous débarquons, 2 hommes en uniformes nous attendent sur le quai, fusils à la main.
La confrontation avec le Corse a lieu dans l’heure qui vient. Lui qui pérorait tant à St Barth fait maintenant triste mine. Il s’est fait coincer à l’aéroport avec des liasses de faux dollars. Il explique que Luna Rosa était un leurre.

Nous sommes libres, le Corse beaucoup moins.

Nous retournons faire nos adieux à Luna Rosa qui est saisi par les autorités. Quelques années plus tard, un ami nous dira qu’il l’a vu, à Puerto Plata, abandonné et délabré…Brave Luna Rosa qui a tenu le gros temps accroché à un fil…
Ce fut mon premier voyage en bateau.

Depuis, je préfère la voile,je veux tout connaître du skipper, jusqu'à son n° de sécu et j’ai toujours un jean de rechange dans mon barda !!! ça vous étonne?

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