Naufrage à serk


Naufrage à Serk, 3ème étape du tour des ports de la Manche, 17 Juillet 2012...

 

La vache !!! Epuisé… après juste dix minutes dans l’eau et 10 mètres de natation, si tant est qu’on puisse parler de natation avec un gilet qui nous retourne sur le dos, la veste de quart, la combinaison et les bottes… et une eau à 14 degrés. C’est vrai que c’est chaud pour un vrai mois de juillet dans les eaux manchoises !! Vidé !! J’ai du mal à reprendre mon souffle sur la passerelle arrière de la vedette Inter-Îles de Guernesey. Je suis en sueur et l’eau froide s’écoule tranquillement de l’épaisseur de mes vêtements. Je retrouve petit à petit un poids normal. En fait il faut vraiment que j’arrête de fumer !! Et de vieillir ! Enfin tout le monde est au sec, en sécurité et la main secourable, accompagnée du grand sourire, d’un des marins de la vedette m’aide enfin à me relever. C’est là que je mesure l’ampleur des dégâts.

Le tableau est impressionnant : Balkan, notre fier Dehler DB1, sur lequel nous avons passé tant d’heures de grattage et travaux en tout genre est en train de vivre ses derniers instants à l’air libre. A cinquante mètres de la vedette, la poupe en l’air, il s’enfonce inexorablement dans les profondeurs du Grand Russel à la pointe nord de Serk. Dans un dernier adieu, il tourne sur le côté, puis disparaît… Plus rien, plus une ride à la surface. Tous nos rêves disparaissent avec lui dans les profondeurs des courants anglo-normands. Un cimetière marin où il retrouvera, à n’en pas douter, d’autres potes pour discuter.

Nous sommes donc en route vers St Peter Port, la première vedette, inter-iles où j’ai pu embarquer avec Edouard, Xavier et Philippe remorquant sa petite sœur avec à son bord Bruno et Louis. Ce « fier » convoi coupe parfois la route de la flotte des concurrents toujours en course qui semblent ne pas comprendre ce qui se passe. Un café chaud gentiment offert par l’équipage ne suffit pas à me sentir hors du temps, comme dans un mauvais rêve dont on ne sait discerner le réel de l’imaginaire. Que dire… Xavier semble perdu dans ces pensées, Philippe, lui, qui a probablement eu quelques longues minutes de grande solitude lorsqu’il s’est retrouvé seul au milieu de rien avec le gilet sur la tête, semble avoir besoin de parler. Edouard, notre sémaphoriste de luxe, continue d’informer par VHF, le cross Jobourg et servant d’interprètes avec les marins de la vedette. Et moi j’essaie de me refaire le film de ce qui s’est passé. J’ai envie d’une clope, mais elles sont dans mon sac... sur l’autre navire!… Quelle erreur !!! Comment en sommes-nous arrivés là ? Que s’est-il passé réellement alors que tout semblait nous sourire aujourd’hui…

Partis le matin de Diélette pour la troisième étape du Tour des Ports de la Manche, la journée s’annonçait bien. Un temps de vrai viking, vent 4/5 beaufort, de NNO, crachin et risque de bancs de brume, mer formée mais pas trop. Encore une étape de près de laquelle on pourrait tirer notre épingle du jeu. En plus on part de « CHEZ NOUS ! » et l’ambiance, sans se le dire vraiment, semble à l’attaque. 15ème de la première étape, 10ème de la deuxième, aujourd’hui tout le monde paraît implicitement s’être fixé un résultat beaucoup plus ambitieux. Bref on a envie d’en découdre et les conditions sont favorables. Seul regret, on ne pourra sans doute pas, encore aujourd’hui, envoyer notre spi tout neuf ! Bon départ, et je prends immédiatement une option sud, pour faire en direct la Blanchard à l’est de Serk.

La flotte des 115 bateaux s’éparpille rapidement selon les options différentes et à nous de jouer, sans vraiment de points de repère sur les autres, pour tirer le maximum du bateau. Bruno en équipier de pointe sera sollicité à l’arrivée sur Serk, Philippe et Louis à l’embraque ont réglé le génois aux petits oignons, Bruno à l’écoute de GV se fait les muscles sur mes indications. Xavier et Edouard s’occupent du moral de l’équipage en proposant un complément bien mérité au petit déjeuner… Sur Bâbord, plus au sud, je repère quelques concurrents qu’il serait bien de ne pas lâcher. Le seul bémol c’est qu’on n’a plus d’ordinateur, plus de navigateurs, la prise secteur est HS… Pas grave on fera la route à l‘ancienne : carte, compas pointes sèche et instructions nautiques. Il faudra cependant faire gaffe quand on aura tourné la Bass Blanchard, là-bas le coin est mal pavé et la tentation sera grande de couper au plus court. Donc attention. Pour le moment on n’y est pas… …

Voilà, au sortir d’un banc de brume, la bass Blanchard, droit devant !!! Belle route, on arrive pile poil dessus et le courant va nous aider à tourner. Ensuite on abat un peu et on longe l’est de Serk. C’est beau !!! sans être chauvin, note terrain de jeu est super ! « C’est pas la peine d’aller à l’autre bout du monde pour trouver de super paysage, avec une mer vivante en plus ! ». La flotte s’est regroupée et l’excitation à bord monte d’un petit cran. Nous sommes avec des bateaux qui sont d’ordinaire loin devant. Et le virement de la balise va en laisser quelques-uns loin derrière. « Attention juste derrière, Blanchard n’est pas profond !!" Maintenant il va falloir négocier au mieux ce passage sous le vent de Serk : courant de face d’environ deux nœuds et anticiper les déventes pour maintenir la vitesse du bateau. Et en plus, éviter les cailloux… Donc : pas trop près de la côte, mais pas trop loin non plus ! Surtout ne pas céder à la tentation de serrer trop près, après la roche Jolicot… à laisser à bâbord. D’autres concurrents choisissent une options plus à terre. « Là-bas le vent n’est pas frais… regarde, y-en a qui sont plantés… « Pétole » à la côte ! ». Cela me confirme qu’on a choisi la bonne option : ni trop près pour éviter les dangers, ni trop loin, pour éviter de manger trop de jus…

Edouard descend à la table à carte pour vérifier tout cela et me donner un cap. On navigue au milieu d’une flotte d’une dizaine de bateaux et tout le monde observe tout le monde. « Super, là, on régate vraiment et la tension monte encore d’un cran. « Tout droit plein nord on sera tranquille, le courant va nous ramener gentiment au sud-ouest. Attention tout de même à la petite Moie, Palvaison, avant d’arriver sur Jolicot et Sardrière ». Que des noms à faire rêver. Mais c’est pas le moment. En visuel on repère progressivement tout cela et on confirme par relèvements. La route semble bonne et l’eau semble libre. On peut se concentrer sur le bateau et les autres bateaux. Avec Bruno, c’est la parfaite entente : Louis annonce les risées, on amortit et on reprend juste derrière à l’écoute, ou au rail de grand-voile, pour conserver la vitesse, les autres sont au rappel. « Le J 92 juste devant ?? On le mangera en arrivant dans le Grand Russel ! ». On marche à 6/7 nœuds environ sur le fond et le sondeur est régulier à 19 mètres. « On va bientôt « sortir », j’aperçois les remous au nord de Corbée du Nez. Rester attentif, je ne connais pas assez bien le coin et de si près faut pas tenter le diable. Tant pis, certains semblent vouloir couper plus près. Surtout ne pas se laisser tenter… A bord on va se préparer pour enquiller dans le grand Russel au près serré. Le courant va nous aider. Tout semble être pour le mieux. Personne n’a encore bougé, on attend le moment. Dans nos têtes les dangers des cailloux sont déjà derrière…

…BRAHOUMM, une onde de choc terrible surgit des profondeurs et se propage jusqu’en haut du mat, les drisses claquent. Dans le même temps, Philippe, Xavier, Louis et Edouard, ou dans un autre ordre, sont projetés sur les chandeliers tels une mêlée de rugby. Bruno disparaît de mon champ de vision et se retrouve en vrac au fond du cockpit, l’arrière du bateau se soulève presque à la verticale et je peux voir la surface de l’eau à l’étrave. Puis le bateau se remet dans l’axe. CRRRRR, c’est passé ? Tout le monde se regarde, fait le compte de ses abatis. Ça va, on est tous est entier. Mais déjà dans la barre, le bateau semble mou, et ne se relance pas. La barre répond bizarrement. « C’est pas normal !!! » Edouard va alors jeter un œil à l’intérieur : le regard qu’il me lance n’a pas besoin de commentaire ! En dix secondes les planchers sont dans l’eau…

Ensuite tout va très vite. Pendant que je tente de maintenir l’équilibre du bateau en abattant, Bruno et Philippe en roulent le génois, Louis et Xavier entame une lutte perdue d’avance contre la montée de l’eau dans la cabine (les batteries sont noyées donc plus de pompe de cale. Pas question non plus de mettre le moteur en route et débrancher l’aspiration d’eau…. Edouard sort la VHF et je lui passe le GPS portable... « comité de course du voilier Balkan, Cagnard 61, est-ce que vous me recevez ?... Comité de course…, … ? Deuxième essai. Pas de réponse ! « Appelle directement le cross (Jobourg) »… « Cross Jobourg, Cross Jobourg, de voilier Balkan me recevez-vous ! … Oui, Ici Cross jobourg, je vous reçois fort et clair. A vous… » « Oui, cross Jobourg, voilier Balkan, nous participons au tour des ports de la Manche, nous venons de taper une roche, importante voie d’eau, demandons assistance… Nous sommes 6 à bord, pas d’enfant…. Pour le moment nous poursuivons notre route au nord de Serk… Nous ne pouvons réduire la voie d’eau… voici notre position… ». « Très bien Voilier Balkan, nous faisons le nécessaire et envoyons un May Day Relai sur zone… »

Pendant ce temps la situation devient critique, Louis, Philippe, et Xavier ont de l’eau jusqu’aux cuisses, l’équilibre du bateau devient précaire… C’est là que je me résous à penser que le bateau est perdu !! « On percute les gilets !!! » « laissez tomber les seaux et sortez ce que vous pouvez d’affaires personnelles !!!. Le rangement après 4 jours sur le bateau est « Nickel » !!! Y en a partout !!!. De nombreux concurrents passent à côté de nous, se déroutent, voire affalent pour nous porter assistance. Merci à eux et tous les autres aussi qui ont suivi les événements par VHF. C’est rassurant de ne pas se sentir seul et de voir que la solidarité en mer n’est pas une légende. « Merci, ça va aller, (… Enfin, je crois !) Continuez, les secours arrivent… » Venant de Serk, je vois en effet, dans le sud-ouest, d’abord une, puis deux vedettes qui se dirigent vers nous… elles seront là dans quelques minutes, il est temps car l’eau est maintenant au niveau du pont et le bateau risque à tout moment de chavirer : « attention aux déplacements… restez sur l’axe. »

Une première vedette s’approche de nous au vent. Les sacs sont jetés sur le pont, puis Bruno embarque, suivi de louis et de Philippe… Malheureusement, la houle ne l’entend pas de cette oreille et il reste suspendu un instant au bastingage puis tombe entre Balkan et la vedette. Dans la manœuvre, en tentant de le retenir on a failli lui arracher le gilet qu'il a maintenant sur la tête. « Il faut dégager !!!" Le moteur de la puissante vedette rugit et l’écarte, évitant d’écraser Philippe qui se retrouve en mauvaise posture, dans l’eau, au milieu de quelques sacs qui flottent et pour comble de malchance, le bout qui nous avait été lancé s’est pris dans l’hélice de la vedette !!!

De notre côté, avec Xavier et Edouard, nous avons mis le radeau en position à l’arrière de Balkan qui gite maintenant sérieusement par tribord. Pas d’effort excessif, nous laissons l’eau qui monte porter la survie. On la pousse à l’eau après l’avoir arrimée à un taquet. Je n’ai plus qu’un chandelier hors d’eau pour me tenir debout. Et je percute. PFFFCCHHHHIIIII…. «P. ! Elle est l’envers !!! » Edouard ne quitte pas Philippe des yeux… Le deuxième navire s’approche et nous sautons à l’eau. « Ouf!!!... c’est froid !!! » Nous nous agrippons aux boudins. Pas la peine de perdre de l’énergie à retourner le radeau. Philippe est enfin repêché puis un bout nous est lancé pour nous ramener à bord… La manœuvre de prise en remorque des vedettes, je ne l’ai pas vue.

La vache !!! Epuisé… Entre le choc et la fin de ce récit, il s'est écoulé environ une demi-heure... … Pour la suite je n’en parlerai que rapidement, grâce à l’efficacité de notre chef de base de Diélette, au professionnalisme de l’assistance de notre assurance, et des vedettes du cotentin qui ont accepté de faire une rotation supplémentaire exceptionnelle, nous avons été rapatriés à 25 nœuds sur le coup de minuit, à Diélette où une bonne partie des membres du club nous attendait. Réconfort, embrassades, récits et questions multiples. Bref, la solidarité et l’amitié qui fonde le lien solide de notre club. Il a fallu aussi rassurer les plus jeunes pour lesquels paradoxalement cette histoire était traumatisante. Les histoires et légendes de mer ont fait leur travail, mais notre aventure leur a peut-être montré que ça fait partie du jeu et qu’on peut s’en sortir. Quelle leçon en garderont-ils ? Pas d’arrêter la voile en tout cas vu le nombre présents sur l’eau dès le lendemain.

Pour l’heure, c’est nous qui devons tirer des leçons Bien sûr on pourra trouver autant d’explications et d’avis que de commentateurs sur cette fortune de mer. Moi-même, j’ai bien essayé de me trouver des excuses. En tout cas les enseignements à tirer d’une telle (mes)aventure sont nombreux.

Je retiendrai simplement ce qui est revenu le plus souvent dans nos discussions. Une fortune de mer c’est la ruine : financière, certes, mais aussi par rapport à l’investissement dans un projet qui a mobilisé une vingtaine de personnes. Ça c’est un constat… « Quand on fait du rallye, si on respecte le code de la route, on ne risque pas de gagner ». Il reste cependant à mieux estimer une prise de risque acceptable. Ça c’est une excuse… Rien ne vaut l’expérience et nous en manquions sans doute encore. Mais dans 10 ans je pense que je dirai la même chose. Ça c’est l’avenir Techniquement, dans les coins « mal » pavés » au moins, il faudrait en permanence un équipier à la navigation. Ça c’est ce que je ferai… La sécurité à bord, on ne lésine pas avec. Ça c’est une certitude… Partager avec d’autres sur ces expériences, c’est irremplaçable. Ça c’est la mémoire…

Il ne me reste plus qu’à trouver un autre bateau. Et ça c’est en bonne voie… Remerciements : A toute l‘équipe du club qui nous a permis, même partiellement, de représenter le CNDI (centre nautique de Diélette) au tour des Ports 2012. Aux marins des vedettes inter-Îles de Guernesey, pour leur efficacité et leur sympathie. Au cross Jobourg pour leur professionnalisme rassurant, et leur intervention rapide (ils ont même délégué un hélico sur place pour repérer l’épave, en vain). A tous les autres concurrents du Tour des Ports de la Manche, qui ont de près ou de loin, accompagné notre fortune. Je leur dis à l’année prochaine. A la compagnie des « vedettes du cotentin », et surtout leur équipage qui, ce jour-là, a fait une journée de 20 heures. A la mer qui, seule, est encore capable de nous faire nous mesurer à nous-même.

L’équipe de Balkan Edouard, Louis, Xavier, Philippe, Bruno, François, Théo, Marwane, Romain, Pascal, Jean-Yves, Hervé… Octobre 2012

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